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Le «Roi Soleil des mers» (2/2)


voilesetvoiliers.com
par Serge Messager
Nous sommes toujours en mars 1702, en un hôtel particulier de la rue de Bar à Dunkerque. Le chef d’escadre Jean Bart, de taille imposante et arborant sur son large poitrail la croix de chevalier de l’Ordre de Saint-Louis, nous reçoit chez lui. Le plus célèbre des corsaires du royaume de France, Flamand de naissance, décédera quelques semaines plus tard dans son lit, emporté par une pleurésie.
TexelLa bataille du Texel remportée par Jean Bart le fait entrer dans la légende.Photo @ Tableau d’Eugène Isabey (1803-1886)/Musée de la Marine.
De retour chez Jean Bart après avoir bu un bon pichet de bière dans l’une des tavernes animées du port de Dunkerque, nous reprenons notre entretien. Notre hôte prenant le soin de nous répondre en français alors que ce n’est pas sa langue maternelle.
Voilesetvoiliers.com : Vous me disiez que vous veniez d’être nommé capitaine des vaisseaux du roi après votre évasion d’Angleterre...
Jean Bart : Oui, une de mes fiertés. Mais il y a d’autres bonheurs dans la vie. En cette année 1689, après sept années de veuvage, j’épouse Marie-Joséphine Tugghe, la fille de l’échevin de Dunkerque. De cette union naîtront neuf enfants mais huit périront en bas âge. De mes deux mariages, il ne reste plus que mon fils aîné François Cornil et ma petite Jeanne-Marie.
Voilesetvoiliers.com : Vous reprenez donc la mer pour de nouveaux combats victorieux ?
J.B. :
Des raids avec une escadrille de trois petits vaisseaux en mer du Nord dans un premier temps. Avec de jolies prises comme quatre compagnies envoyées par le prince d’Orange vers l’Angleterre. L’année suivante, je reçois le commandement de l’Alcyon et participe sous les ordres du maréchal de Tourville à la bataille de Béveziers le 10 juillet 1690. Un combat contre les Anglais sur leurs côtes qui leur coûte très cher : la perte d’une dizaine de vaisseaux sans que nous n’en perdions un seul. Mais depuis des mois je ruminais le projet d’anéantir la flotte de commerce des Hollandais. Tout du moins l’affaiblir. Quand j’obtiens l’aval du ministère et donc du roi Louis XIV, les Anglais, ayant eu vent du projet je ne sais comment, bloquèrent les accès au port de Dunkerque avec près de quarante navires. L’attente est longue et le ministre Pontchartrain s’impatiente. Mais les mystères de la mer sont parfois incroyables. Dans la nuit du 25 au 26 juillet 1691, par un vent de Sud-Est et une forte marée, je réussis à sortir avec mon escadre. Dans cette nuit noire, l’ennemi a bien essayé quelques coups de canon mais au petit matin, j’étais hors de portée avec mes sept frégates et mon brûlot, la Sorcière.

Voilesetvoiliers.com : Commencent alors vos pillages ?
J.B. : Godverdomme ! Nous sommes en guerre et ce sont des combats ! Nous sommes rejoints par d’autres navires animés par l’appât du gain, vous pouvez aisément l’imaginer. D’abord nous prenons des bateaux marchands que nous amenons à Bergen, la Norvège n’étant pas en guerre avec la France. Puis, depuis ce port, nous détruisons un château et quatre bourgades du côté de Newcastle, capturons des navires de guerre anglais, mais surtout, nous brûlons de nombreux bateaux de pêche et coulons des charbonniers. L’idée comme je vous le disais étant de réduire l’approvisionnement de nos ennemis. Malgré des conditions difficiles, le 2 décembre, le dernier navire de mon escadre est de retour à Dunkerque, avec beaucoup d’argent… 
LagosLa bataille de Lagos est encore un camouflet pour les flottes ennemies de la France.Photo @ Tableau de Jean-Antoine-Théodore de Gudin (1802-1880)/Château de Versailles
Voilesetvoiliers.com : Et donc de gloire ?
J.B. : Cela va de pair, non ? Je suis surtout prié de venir à Versailles. Le château est immense et je peux juger de la puissance de notre monarque. Celui que l’on nomme le Roi Soleil. Il me reçoit très aimablement et m’accorde une gratification de mille écus et la faveur de nommer mon fils,  âgé seulement de 14 ans, garde de la marine. Quant à tous ces gens de cour qui l’entourent, je n’ai rien à leur dire surtout que j’ai l’impression qu’ils se moquent de moi. Heureusement, je retourne rapidement vers mon port pour y préparer de nouvelles attaques en mer du Nord. A la fin de l’hiver 1693, je reçois l’ordre de me rendre à Brest. On me confie le Glorieux de soixante canons. Le port y est rempli de mâtures de toutes tailles, une vraie forêt. Et le 26 mai, une armée navale considérable divisée en trois escadres menées par le maréchal de Tourville sort de la rade. Elle ne compte pas moins de soixante et onze vaisseaux de ligne. Des bâtiments légers ou brûlots, autant de charges, douze frégates et six galiotes à bombes. Direction le Sud de l’Espagne avec, comme objectif, de fondre sur une flotte anglo-hollandaise qui protège le convoi de plus d’une centaine de navires marchands devant rejoindre le Levant. Le fameux convoi de Smyrne. Alors que notre flotte est mouillée dans la rade de Lagos, les ennemis sont annoncés au cap Saint-Vincent. Le début des combats a lieu le 27 juin. Mais notre attaque est mal engagée. Non seulement des marchands réussissent à se sauver mais aussi des navires de guerre. Nous consacrons les jours suivants à les prendre en chasse et brûlons ou capturons près de quatre-vingt dix navires marchands. Pour ma part, je me concentre uniquement sur les vaisseaux guerriers et j’en prends six, armés de cinquante à vingt-cinq canons. En arrivant à Toulon, j’apprends que je dois m’en retourner sur Dunkerque.
Voilesetvoiliers.com : Une vraie débâcle pour les Anglais cette bataille de Lagos ?
J.B. :
Cela faisait près d’un siècle qu’ils n’avaient pas subi une telle débandade. C’est surtout un désastre financier synonyme de faillite pour nombre d’armateurs de Londres. Je fais demander des bières ?

Jean BartJean Bart a par deux fois été mandé à Versailles par le roi Louis XIV. Couvert de reconnaissance et de titres par ce dernier, il n’a en revanche guère apprécié les railleries de la cour le nommant «l’étranger».Tableau de Jean-Léon Gérôme (1824-1904)Voilesetvoiliers.com : Merci non, pas pour moi. Et par la suite ?
J.B. :
Me voilà à nouveau à la tête d’une escadre sur ordre du roi. En fait, la situation du royaume de France est critique. Le faste de Versailles, les victoires militaires, tout cela le peuple ne l’entend pas. Car le peuple a faim. La famine est là. Le blocus de la Ligue d’Augsbourg prive le pays de produits de première nécessité. Je suis donc chargé d’aller à la rencontre de cent-dix navires marchands norvégiens chargés de blé que le roi avait acheté. Le 29 juin 1694, lorsque j’aperçois une soixantaine d’entre eux, je me rends compte qu’ils ont été capturés par plusieurs vaisseaux de guerre hollandais. Malgré notre infériorité en nombre de canons, à bord du Maure, je me décide de fondre sur eux. Je ne vais pas vous décrire la bataille du Texel à l’abordage. Sachez simplement que le contre-amiral Hydde de Vries y a perdu de sa superbe, un œil, un bras et… la vie quelques jours plus tard. Les cargaisons sauvées, la nouvelle s’ébruite rapidement. Le prix du blé passe de trente à trois livres le boisseau. Je venais de sauver la France en lui donnant du pain.

Voilesetvoiliers.com : C’était votre glorieux destin.
J.B. : La rime est riche, vous devriez en faire une cantate ! Le roi me fait mander une nouvelle fois. J’accours par la poste à Versailles. Alors que je suis dans sa chambre à coucher le 19 avril, je reçois de ses mains gantées de blanc la croix de l’Ordre de Saint-Louis et ce sous les yeux du ministre de la Marine et de nombreux officiers. Je suis anobli le 29 juillet suivant. Dans les lettres de noblesse que le roi Louis XIV m’a fait parvenir il m’a écrit ceci. Tenez, lisez.
«De tous les officiers qui ont mérité l’honneur d’être anoblis, il n’en trouve pas qui s’en soit rendu plus digne que son cher et bien-aimé Jean Bart.»
Voilesetvoiliers.com : Dites-moi, cela doit vous faire chaud au cœur, vous rosir les joues ?

J.B. : Pour un homme qui était Flamand à sa naissance, oui. Je suis désormais le chevalier Bart. Cela me donne encore plus de force pour continuer surtout que les missions ne manquent pas.
Vous aviez raison, cette bière est bien trop glacée !
Les Anglais bombardaient alors nos places fortes en 1695. Je suis chargé de défendre celle de Saint-Malo, base arrière de nos corsaires. Ayant fait fuir depuis le fort de Bonne-Espérance nos assaillants menés par Lord Berkeley, je reçois une jolie gratification et mon fils, qui m’accompagnait dans cette entreprise est nommé lieutenant de vaisseau. Il a à peine 18 ans. Quelques mois plus tard, en juin 1696, à la tête d’une belle escadre, je sors de Dunkerque en déjouant la vigilance de l’amiral anglais Benbow en prenant la passe Est. Vive le roué comme on dit !
Nous partons en mer du Nord pour trouver de nouvelles proies. Cela ne tarde pas. Le 17 juin, nous tombons rapidement au niveau du Dogger Bank sur une flotte de plus de cent navires marchands venant de la Baltique. Elle est accompagnée de six vaisseaux de guerre hollandais. La bataille est rondement menée et nous les capturons. Nous donnons également dans la flotte marchande. Mais alors que nous nous félicitions de cette victoire, nous voyons arriver treize vaisseaux de guerre. La situation est alors critique pour nous. Après avoir brûlé nos prises, nous réussissons à fuir vers un port danois. Même si le Danemark se dit neutre, nous ne sommes pas réellement bien accueillis et repartons en mer. Nous sommes même allés jusqu’aux Shetland !
Après avoir évité de nombreuses tentatives d’attaque des Anglais et des Hollandais, épuisés, bateaux endommagés, nous regagnons Dunkerque le 28 septembre 1696 avec vingt-cinq navires marchands et mille deux cents prisonniers. Si ce butin ne vous semble pas si important, nous avons quand même semé la terreur sur les mers étroites et les convois de nos ennemis ont été de plus en plus rares. BéveziersUne des plus cinglantes défaites des Anglais ou un des plus hauts faits d’armes du comte de Tourville, la bataille de Béveziers a vu une fois de plus Jean Bart se distinguer.Photo @ DR

Voilesetvoiliers.com : A votre retour vous êtes nommé chef d’escadre de la province de Flandre. Cela veut dire qu’il n’y aura plus de combats navals pour vous ?
J.B. :
Le 1er avril 1697, à 46 ans, je reçois effectivement ce titre. Après une mission pour accompagner le prince de Conti et sa suite vers la Pologne où il doit prendre la couronne de ce pays mais à laquelle il renoncera, je reste à Dunkerque. Depuis, j’attends de repartir. Heureusement, cela devrait être pour bientôt.
Viendrez-vous me voir quand le Fendant que le roi a fait construire pour moi arrivera à Dunkerque ? Nous fêterons cela autour d’un bon pichet de bière !

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