par Xavier Mével – En octobre 2016, cent
ans après l’allumage de son feu, le phare de Kéréon, érigé entre
Ouessant et Molène dans le passage du Fromveur, a fait l’objet d’une
« cérémonie nautique » en hommage à tous ceux qui ont contribué à sa
construction et à sa maintenance.
L’article publié dans la revue Le Chasse-Marée bénéficie d’une iconographie enrichie.
Port du Conquet, mardi 25 octobre 2016, 13 h 30. Une soixantaine de personnes embarquent sur le Corsaire, le navire à passagers de la compagnie Finist’mer.
Anciens gardiens ou marins du service des phares, représentants des
administrations territoriales, journalistes, tout ce petit monde a été
convié à la « cérémonie nautique » organisée par la Direction
interrégionale de la mer Nord-Atlantique Manche-Ouest pour le
centenaire de Kéréon. Nous sommes déjà à la sortie du port quand un
homme nous hèle depuis le quai. Le Corsaire a bon cœur et fait
demi-tour pour embarquer le retardataire, avant de foncer plein gaz dans
la purée de pois. Car le très beau temps annoncé s’est ici métamorphosé
en un brouillard à couper au couteau. Nous ne verrons donc rien de
Béniguet, Quéménes, Molène, Balanec, Bannec, le chapelet d’îles que
notre flanc bâbord égraine comme un pénitent aveugle. Rosaire d’action
de grâces pour le miracle des gps, ais et autres sigles permettant aux navigateurs infirmes de recouvrer la vue.
Après une heure et demie de route, les
photographes dégainent leurs téléobjectifs et les braquent vers une
masse sombre surgie devant l’étrave, ectoplasme évanescent d’un massif
de pierre. Voici Kéréon, le centenaire, dont une météo sans-gêne ne nous
révèle, pour l’heure, que le soubassement. L’apparition un peu sinistre
semble stupéfier l’assistance. Soudain, le silence se fait, le
hennissement furieux des chevaux diesels s’assourdit, les conversations
s’étouffent, notre navire roule à proximité de l’édifice que nous
sommes venus honorer, et chacun semble se recueillir. C’est donc lui, ce
fameux « palace des enfers », le caprice d’une héritière qui voulut
immortaliser son grand-oncle…
Si ce jeune homme de dix-neuf ans,
l’enseigne de vaisseau Charles-Marie Le Dall de Kéréon, n’avait été
guillotiné le 21 pluviôse an II (9 février 1794) malgré sa foi
républicaine, nous ne serions pas ici aujourd’hui. Car, à l’origine,
l’Administration avait prévu de baliser Men-Tensel, la
« Roche-Hargneuse » émergeant comme un croc de la gencive du Fromveur,
avec un modeste phare en béton. Ce qui eut déjà été un bel exploit.
Deux phares habités au lieu de quatre tourelles
L’urgence d’éclairer ce périlleux passage entre l’île d’Ouessant et l’archipel de Molène s’est imposée après le naufrage du Drummond Castle,
un paquebot à vapeur britannique qui sombra dans ces parages durant la
nuit du 16 au 17 juin 1896, faisant deux cent quarante-trois victimes (CM 92).
Pour sécuriser le Fromveur le service des Phares décide, dans un
premier temps, d’établir quatre tourelles sur les écueils les plus
dangereux de la Jument, des Pierre-Vertes, de Leur-Vras et de
Men-Tensel. Ce projet est approuvé par un décret ministériel du
20 février 1904 et les travaux d’approche de la Jument sont déjà entamés
lorsque le décès de Charles-Eugène Potron vient rebattre les cartes. En
effet, le testament de ce membre de la Société de géographie fait état
d’un legs de 400 000 francs « pour l’érection d’un phare, bâti dans un
matériau de choix, pourvu d’appareils d’éclairage perfectionnés ». Avec
cet argent tombé du ciel, on pense d’abord construire un phare du type
de celui d’Ar-Men sur les Pierres-Vertes qui avaient été fatales au Drummond Castle,
mais cette roche étant quasi inaccessible, il est finalement décidé de
l’établir sur la Jument. Et ce chantier doit être rondement mené, car le
testateur n’a accordé que sept ans aux bâtisseurs, sous peine de donner
son magot à la Société de sauvetage…
Ce chantier vient à peine de commencer
quand la commission des Phares autorise, le 17 juin 1907,
l’établissement d’un second phare en béton sur Men-Tensel. La roche a
été relevée un an plus tôt par l’ingénieur Le Corvaisier, qui conduit
les travaux jusqu’en 1909. Quarante-trois accostages sont effectués lors
de la première campagne, au terme de laquelle 60 mètres cubes de
maçonnerie ont pu être posés sur l’écueil. « En 1907, rapporte
l’ingénieur, notre principale préoccupation a été d’améliorer les moyens
de débarquement et particulièrement ceux nécessaires pour quitter la
roche sans être obligés de se jeter à l’eau. Les bains forcés que nous
avons dû prendre […] nous ont fatigués et plusieurs hommes se sont
découragés et nous ont quittés au début des travaux. »
L’année suivante, 140 mètres cubes de maçonnerie sont
posés. L’assise est presque achevée et l’on se prépare à y couler le
béton de la tour. C’est alors que le service des Phares reçoit une
lettre de Mme Jules Lebaudy, petite-nièce de Charles-Marie Le
Dall de Kéréon. Et cette épistole datée du 2 janvier 1910 bouleverse à
nouveau les plans des ingénieurs.
« Ayant appris, écrit Mme Lebaudy, que le
ministère des Travaux publics était sur le point de commencer
l’exécution d’un phare sur la roche de Men-Tensel située à l’Ouest de
l’îlot de Loedoc, passage du Fromveur, et désirant honorer la mémoire de
mon grand-oncle Charles-Marie Le Dall de Kéréon, par une contribution à
l’érection d’un édifice de cette nature, j’ai l’honneur de vous
proposer d’y concourir pour une somme totale de 585 000 francs. »
Le syndrome de la Jument
Ce legs, ajouté à la quote-part de l’Administration,
porte le budget à 750 000 francs. Une somme confortable qui permet de
voir grand, d’autant que le chantier marathon de la Jument, alors en
voie d’achèvement, a vacciné les ingénieurs contre toute précipitation.
Ce phare bâclé pour être terminé à temps – en réalité, il sera allumé
sept mois après la date imposée par le défunt Potron – va se révéler si
fragile qu’il devra rapidement être consolidé. La « Pierre-Hargneuse »
va donc bénéficier des enseignements du syndrome de la Jument : rien ne
sera trop grand, trop fort, trop beau, pour elle. La préoccupation des
concepteurs de ce nouveau phare habité n’est pas tant la sécurité de la
navigation – la tour initialement prévue y aurait suffi – que le
prestige du service. À l’image de Cordouan érigé à la gloire du royaume,
Kéréon se veut un monument, certes indestructible, mais surtout
ostentatoire.
Bâtie sur un soubassement ovoïde, la tour cylindrique en
pierres de taille comptera sept étages échelonnant la citerne, le
vestibule, la cuisine, la chambre du premier gardien, la chambre du
second gardien, la salle d’honneur destinée aux visites de l’ingénieur,
la salle des machines, la salle de veille et la lanterne dont la hauteur
focale se situe à 40,90 mètres au-dessus du niveau de la mer. Cette
tour est deux fois plus volumineuse que celle de la Jument
– 3 000 mètres cubes au lieu de 1 720 – et trois fois plus lourde. Les
pièces les plus spacieuses ont un diamètre de 8 mètres, soit deux fois
plus que celles d’Ar-Men. « J’étais perdu, c’était tellement grand pour
moi. On aurait pu mettre Ar-Men à l’intérieur de Kéréon », dira Michel
Le Ru, l’un de ses derniers gardiens, qui avait passé quatre ans à
Ar-Men avant d’être nommé à Kéréon.
Les travaux sur le soubassement déjà établi sur
Men-Tensel reprennent au printemps 1910, sous la houlette du conducteur
Fernand Crouton (CM 245). Ce dernier vient d’achever la tourelle de la
Plate, dans le raz de Sein, et relève l’ingénieur Le Corvaisier, victime
d’une pneumonie.
Un chantier parfois inaccessible et dangereux
À ce stade, le plus contraignant est
l’inaccessibilité du chantier. Il n’est pas rare que les chaloupes
soient empêchées de venir rechercher les ouvriers alors que le flot les
menace, comme en témoigne ce rapport du conducteur daté du 10 avril
1910 : « Bientôt les décharges de courant nous attaquent par-derrière et
le gardien du phare du Four, Kersaudy, est enlevé. Il réussit cependant
à saisir le filin de palan d’un mât de charge et on le hisse sur la
roche. Nous ne pouvons plus avoir qu’une chance de salut, celle de nous
jeter à la mer lorsqu’une lame recouvrira les roches de la base… Aidés
des plus hardis, nous réussissons à envoyer un filin faisant va-et-vient
avec la chaloupe qui se trouve dans les remous de la roche, sur la
bouée. Puis, nous étant amarrés au-dessus de notre ceinture de
sauvetage, nous nous jetons à la mer les uns après les autres. Amenés
par les hommes du canot, roulés dans les remous, nous arrivons tous
sains et saufs. De son côté, le Fresnel ne pouvant tenir sur ses
ancres était parti mouiller derrière le Loedoc. Voyant notre situation
désespérée, le capitaine voulut s’avancer pour nous secourir. Mais
mal lui en prit car le Fresnel, placé dans un formidable remous,
fut viré de bord bout par bout, donnant une bande de 40 degrés au moins
tandis que le capitaine et les marins roulaient sur le pont. »
La campagne suivante est endeuillée par
un accident mortel. Ce 17 octobre 1911, en fin de journée, la chaloupe
attend les hommes au pied du soubassement… « J’avais donné l’ordre aux
ouvriers de descendre dans la chaloupe pendant que, pour la dernière
fois cette année, je faisais le tour de la roche, rapporte le conducteur
Crouton […]. J’avais les pieds sur le quatrième échelon lorsque la
barre du haut, sur laquelle j’avais les mains, se descella ainsi que
deux pierres dans lesquelles elle s’engageait. C’est d’environ 11 mètres
que je tombai et, par un véritable miracle, j’évitai la chaloupe où
tous mes ouvriers m’attendaient. Je heurtai assez violemment les roches
et fus repêché, ayant perdu connaissance. Malheureusement, une des
pierres dans sa chute, tomba sur un des manœuvres et lui ouvrit le
crâne. La mort fut instantanée. Le malheureux Prosper Guennéguès, âgé de
trente-huit ans, laisse une veuve et trois enfants. » Quant à Fernand
Crouton, repêché à la gaffe, il faudra près d’une heure « à lui tirer la
langue » pour le ranimer.
Survient ensuite la Grande Guerre, qui
prive le chantier de nombreux bras mobilisés sur le front. S’ajoutent
à cela différentes pénuries, notamment de ciment de Portland, ce
matériau à prise rapide importé depuis Boulogne. Les travaux traînent en
longueur et l’inflation pèse sur le budget. L’Administration doit
consentir une rallonge de 150 000 francs en 1915 et de 75 000 francs
l’année suivante, ce qui porte la dépense à 975 000 francs. Kéréon est
alors le phare le plus onéreux jamais construit en France.
Et cela se voit ! Du moins à l’intérieur
où les décorateurs ne semblent pas avoir regardé à la dépense. Les
parois de l’escalier de cent soixante-six marches sont tapissées de
mosaïque. Les deux chambres des gardiens sont lambrissées et meublées
de lits clos aux panneaux ouvragés. Quant à la salle d’honneur, ses
boiseries en chêne de Hongrie sont ornées de plusieurs étoiles – l’emblème des Phares et Balises – tandis
que son beau parquet est marqueté d’une inclusion d’ébène et d’acajou
en forme de rose des vents. « À Kéréon, se souvient Louis Cozan, on
passait notre temps à astiquer. On nettoyait tout une fois par semaine,
et comme on y allait avec des patins, les parquets étaient lustrés en
permanence. »
Pour autant, ce n’est pas tous les jours la vie de
château pour les locataires du « palace ». La tour a beau être massive,
quand le Fromveur s’énerve, elle tremble de peur… au point de briser la
vaisselle. Un jour de tempête, dans la nuit du 15 au 16 décembre 1989,
le phare est littéralement dévasté par la violence des éléments.
Jean-Pierre Le Coq et Paul Bodénan ne sont pas près de l’oublier. Ils
étaient dans la cuisine à regarder la télé quand une vague monstrueuse a
pulvérisé les deux hublots de la contre-fenêtre, ouvrant la voie à une
trombe d’eau qui va balayer tout le mobilier avant de dévaler l’escalier
en cascade.
« Je me suis demandé si le phare allait tenir, a confié Jean-Pierre Le Coq à notre confrère Le Marin.
La houle du Sud, on est habitué, on la supporte. Mais ce soir-là, les
vents étaient particuliers. Ils venaient de l’Ouest-Suroît. C’est rare.
La mer, très formée, n’avait pas le temps de retomber que le vent la
grossissait encore. On a dit que c’est une vague plus grosse que les
autres qui a provoqué les dégâts. Moi je peux le dire pour les avoir
vues : elles étaient toutes très grosses. […] Au bout de trois jours,
l’hélicoptère a enfin pu nous déposer un gars en renfort, du
ravitaillement et du matériel pour réparer. »
À Kéréon, comme ailleurs, le recours à l’hélicoptère se
banalise. Néanmoins les relèves classiques « au ballon » – à l’aide d’un
cartahu – perdurent tant que les tours sont habitées. C’est même pour
perpétuer le savoir-faire des équipages des vedettes de relève que
Kéréon continuera d’être habité quelque temps après l’automatisation
de son feu, en 2000. Fini désormais le ballet de la Blodwen
ballottée par la houle au ras du soubassement. Fini les prouesses de ses
pilotes – les Pérhirin, Bihannic (dit « le Gitan »), Le Gall, Thomas,
Abernot, qui avaient tous leur technique personnelle pour flirter avec
la muraille ! Fini l’envolée des gardiens et de leur barda !
Allégeance des marins à la tour centenaire
Aujourd’hui, les organisateurs de notre
« cérémonie nautique » avaient prévu le grand jeu : une relève à
l’ancienne et un hélitreuillage. Programme chamboulé par ce plafond
vaporeux où s’englue la lanterne. En revanche, la mer est si calme que
la vedette de travaux Françoise de Grâce, ceinturée d’un gros
bourrelet de caoutchouc, peut venir coller son museau sur l’échelle du
soubassement, le temps de débarquer quelques hommes. Ceux-ci doivent
symboliquement allumer le nouveau feu à leds, dernier cri de la
technologie électroluminescente.
L’hélicoptère de la Protection civile
fait un passage éclair au-dessus de la tour, et puis s’en va. Suit, sous
l’œil d’un drone vibrionnant, une ronde de bateaux autour du phare,
allégeance des marins à l’édifice centenaire qui leur a tout ce temps
indiqué le bon chemin. La Françoise de Grâce ouvre la marche, suivie du patrouilleur des Affaires maritimes Iris
et des canots de sauvetage du Conquet, de Molène, d’Ouessant, de Sein
et d’Argenton. Ensuite, la flottille met le cap sur le port du Stiff, au
Sud-Est d’Ouessant, où une noria de taxis va acheminer tous les invités
à l’autre extrémité de l’île, jusqu’au musée des Phares et Balises
établi au pied du Créac’h. Le temps d’écouter les anciens gardiens de
Kéréon dévider leurs souvenirs.
Le temps aussi de visiter l’exposition temporaire (ouverte jusqu’en décembre 2017) intitulée Phare de Kéréon (1916-2016), un siècle dans le courant.
On y découvre quelque huit cents objets et documents, parmi lesquels,
des photos du chantier et de la vie quotidienne des gardiens, des
maquettes, des cahiers de quart, les fameux hublots pulvérisés en 1989,
les patins lustreurs de parquet, tandis qu’une borne vidéo diffuse en
boucle les relèves acrobatiques d’antan. On y voit même un prêtre
virevoltant dans les airs, dont la soutane joue les parachutes.
Qu’allait-il faire, le pauvre, dans cette galère ? Nous regagnons enfin
Le Conquet dans la grisaille du soir, notre devoir de mémoire accompli.
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