Ah ! Cette terre, si proche. Et ce fichu bateau qui ne veut rien entendre, sans dérive, sans moteur, dont le mât ne sert plus à grand-chose. Six jours durant, au gré des courants et du vent, la coque s’approche de l’île, s’en éloigne, comme dans ces cauchemars où l’on veut courir à toute force sans pouvoir bouger d’un mètre. Zbigniew Reket, 56 ans, reste planté là, trois jours entiers, à 7 ou 8 milles de cette côte montagneuse. Il se sait au large de La Réunion. A bord, seuls fonctionnent son GPS et son compas. Au sixième jour, il aperçoit des feux d’artifice. Pourquoi ces festivités ? Il ne sait pas que c’est Noël. Il a compté les jours les deux premiers mois de son errance dans l’océan Indien – qui en a duré en tout sept –, puis il a arrêté.
Ses deux panneaux solaires ne donnent plus assez de jus pour recharger sa radio VHF. Son cadeau de Noël, ce sera ce voilier qui l’aperçoit à l’ouest de l’île, précisément à la pointe du Gouffre, le 25 décembre, à 7 h 23. Il alerte les secours du Cross qui contactent la station SNSM de Sainte-Marie, laquelle récupéra sur une plage, en 2015, des débris du Boeing 777 MH370 de Malaysia Airlines, six mois après son crash au large de l’Australie. Vivian Mailly, président de la station, réunit en trente minutes un équipage de cinq personnes. La vedette rapide « Moïse Begue II » fait route. Diagnostic du Cross : avarie de dérive, de moteur, mât cassé. « Tout ça en même temps ? C’est une blague ? se demandent les sauveteurs. Ils ont fait la fête à bord ? » Malgré les coordonnées GPS, ils auront du mal à repérer le bateau. Zbigniew l’a peint en noir en Inde, où il l’a acheté. Un bateau ? « Pendant cinq minutes, on s’est demandé ce que c’était ! » dit Bernard, capitaine du « Moïse Begue II ». Un sous-marin miniature, une baleine immergée, un mystérieux abri flottant… Abritant qui ? Bernard s’est soudain rappelé les marins de ce navire perdu, tous touchés, apparemment, par une épidémie.
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L’homme semble épuisé, mais en bonne santé, quoique aussi maigre que Samira, sa chatte adoptée aux Comores. A bord, un sacré foutoir et une forte odeur de poisson pourri qui a attiré un banc de daurades, lequel s’impatiente autour de la coque. Cette « chose » flottante est en réalité une chaloupe de survie de 11 mètres, comme on en voit sur les paquebots. Zbigniew l’acquiert pour une bouchée de pain à Alang (Inde) en mai 2012. Il a fait le voyage des Etats-Unis, où il vit depuis une dizaine d’années, employé sur des voies ferrées, puis sur un chantier naval, à Miami. Zbigniew est né à Vilnius (Lituanie) de parents polonais. A 20 ans, il s’installe en Pologne, qu’il décide de quitter car « vendue », dit-il, à la Russie. Il renvoie d’ailleurs son passeport à Gorbatchev. Aux Etats-Unis, il possède une Green Card. En 2008, son chantier fait faillite. « J’ai alors prospecté pour trouver un bateau qui me servirait de maison, avec lequel je sillonnerais les côtes américaines en cherchant du boulot. »
Mai 2014. Il a retapé la chaloupe, immatriculée en Floride. Un mât, un petit moteur. Elle ne porte pas de nom. Juste ce symbole à trois branches, d’une portée « galactique », explique-t-il, peint à l’arrière, issu de l’alphabet runique. Le symbole est censé protéger ; c’est aussi, pense-t-il, un rempart contre les abus de pouvoir. Des abus, Zbigniew en voit partout. Il a de subites colères adolescentes. La Pologne : règne des menteurs et des traîtres. Les Etats-Unis : pays policier, corrompu, même s’il sait accueillir les immigrés. « Je ne crois qu’en moi-même », répète-t-il, se méfiant un peu de tout le monde. Il quitte donc le port d’Alang, équipé d’un GPS, d’une VHF, d’un compas, de cartes marines. « Un bateau très résistant. Même coupé en deux, il ne coulerait pas ! » estime-t-il. En poche : 4 000 dollars. Direction la Californie. Lors d’une escale dans un petit port de l’Inde, il est contrôlé. Au cours de son audition, on lui vole tout à bord, y compris sa montre. Bien entendu, il soupçonne la police. Il ne lui reste que 600 dollars, qu’il dépense en eau et nourriture. Il n’a plus assez d’argent pour payer le passage du canal de Suez. Il décide alors de faire route vers l’est.
"Certains jours, je me battais contre cinq tempêtes. Le pire, c’est la nuit : on ne voit pas ce qu’on casse"
Peu avant Jakarta, il essuie une sérieuse tempête. Les voiles et le moteur sont trop faibles pour lutter. Repoussé vers l’ouest par les courants, il s’échoue en octobre 2014 sur l’île Moili, aux Comores. La chaloupe est très endommagée. On le remorque à Moroni. Il restera là deux ans et demi. A chercher des pièces introuvables, du travail, à pester contre le consulat polonais qui ne lui a donné « que 150 euros ». Son ordinateur rend l’âme. Il contenait toutes les photos de son passé, son enfance, ses parents, sa Pologne. Des gens l’aident pour survivre. Il s’ennuie, rêve à nouveau d’Amérique, via l’océan Indien, puis l’Atlantique. Il bricole un système de chaîne à vélo pour faire fonctionner la barre, rafistole son mât, achète des cartes d’écolier sur lesquelles il note les coordonnées GPS de ses étapes. Dépense enfin ses 100 derniers euros en eau et soupes chinoises.
Hélas, peu après son départ, moteur et gouvernail cassent. Commence alors son interminable dérive de sept mois. Il tente en vain de jouer avec les vents et les courants. Il frôle les côtes somaliennes, à la merci des pirates. Puis les Maldives, l’Indonésie, l’île Maurice. L’océan Indien met au supplice tous les marins. Mer caméléon, rusée, fourbe, traîtresse, entre chaos et grand calme. « Certains jours, je me battais contre cinq tempêtes. Le pire, c’est la nuit : on ne voit pas ce qu’on casse. » A bord, il économise sa nourriture. Un demi-sachet de soupe chinoise par jour, et du poisson, attrapé avec un harpon. De l’eau, il en a en quantité. Cela lui évitera de devoir boire son urine, comme le fit José Alvarenga, 37 ans, pêcheur qui dériva un an et un mois, record absolu, entre le Mexique et les îles Marshall. Ou comme ces trois pêcheurs mexicains, perdus pendant dix mois dans le Pacifique, qui léchaient aussi la rosée sur la coque de leur embarcation.
Lorsqu’il ne se repose pas sur le pont ou dans le carré, allongé sur un matelas mousse usé, à l’abri d’une moustiquaire, Zbigniew, le rebelle mystico-complotiste, rumine contre le général Jaruzelski, dernier dirigeant polonais de l’ère communiste, ou contre Lech Walesa, son successeur libéral : « Tous les deux dans le même sac, à la solde du KGB ! » Il ne s’en remet pas à Dieu, auquel il ne croit pas, même s’il voit dans ses successives errances marines une sorte d’« acharnement divin ». Ses seules distractions : son chat, des DVD de films de Bollywood et « Top Gun » en version indienne. Point de livres, comme ceux qui remontèrent le moral de ces quatre marins russes pendant leurs deux mois de dérive, en 1960, dans le Pacifique. Ils lisaient « Martin Eden » de Jack London et « Bel-ami » de Guy de Maupassant, œuvres qu’ils finirent pourtant par brûler afin de chauffer de l’eau et d’avaler, après les avoir fait bouillir, leurs lacets et le soufflet d’un accordéon. Cela leur évita d’avoir à se dévorer entre eux, comme il advint sur le radeau du baleinier « Essex », en 1820, où les quatre derniers naufragés décidèrent de tirer l’un d’entre eux au sort pour que les autres survivent. Ainsi, le capitaine dut manger son cousin.
Pendant ses sept mois d’errance, Zbigniew croisa une vingtaine de navires. Des cargos, des vedettes, des voiliers, qui jamais n’ont répondu à ses faibles appels VHF.
Le 25 décembre, la SNSM le remorque dans le port de la Pointe des Galets. Une fois à quai, on lui propose de prendre une douche. Il hésite, de peur qu’on en profite pour faire disparaître son bateau. « C’est ma maison. Sans lui, je n’aurais plus qu’à me pendre. » Depuis Noël, des curieux viennent le voir. On lui apporte des vivres, des vêtements, un peu d’argent. L’ambassade polonaise à Paris lui a fait savoir qu’elle s’occuperait de régulariser ses papiers. Le réveillon, il l’a passé avec l’Association des gens de mer. Zbigniew ne rêve plus d’Amérique, mais d’Europe. Et de voir enfin l’épisode 8 de « Star Wars ».
Le 25 décembre, la SNSM le remorque dans le port de la Pointe des Galets. Une fois à quai, on lui propose de prendre une douche. Il hésite, de peur qu’on en profite pour faire disparaître son bateau. « C’est ma maison. Sans lui, je n’aurais plus qu’à me pendre. » Depuis Noël, des curieux viennent le voir. On lui apporte des vivres, des vêtements, un peu d’argent. L’ambassade polonaise à Paris lui a fait savoir qu’elle s’occuperait de régulariser ses papiers. Le réveillon, il l’a passé avec l’Association des gens de mer. Zbigniew ne rêve plus d’Amérique, mais d’Europe. Et de voir enfin l’épisode 8 de « Star Wars ».
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