L'explorateur Henri Worsley est mort le
24 janvier dernier, à 50 kilomètres de son but, en tentant de réussir là
où l'explorateur Sir Ernest Shackleton avait échoué. Un siècle plus
tôt, ce dernier avait tenté la traversée de l'antarctique et accompli
une série d'incroyables exploits. Récit.
Au début du XXème siècle, la conquête des pôles, dernières
contrées inconnues de l’Homme, anime nombre d’explorateurs, pour la
gloire et pour la science. Au rang de ceux-ci, Sir Ernest Shackleton
tient lieu de héros : sa traversée de l'Antarctique vit son navire et
son équipage faits prisonniers par les glaces. Pour sauver ses
compagnons, l’explorateur accomplit une série d'incroyables exploits. En parallèle d'une exposition qui lui est dédiée à Londres,
nous vous proposons de (re)découvrir l'extraordinaire épopée de Sir
Ernest Shackleton, illustrée grâce aux clichés du photographe de
l'expédition, James Francis "Frank" Hurley.
« Nous avons échoué. L'Histoire de notre tentative est le sujet de ces pages. »
Sir Ernest Shackleton, L'Odyssée de l'Endurance
En 1914, le pôle Sud a d'ores et déjà été conquis, trois ans plus
tôt, par l'explorateur norvégien Roald Amunsen. Dans la « course au pôle
Sud », il ne reste guère plus qu'un seul exploit à accomplir : être le
premier à traverser l'Antarctique de bout en bout, de la mer de Weddell à
la mer de Ross.
C'est l'objectif qui anime l’Irlandais Ernest Shackleton, anobli par
le roi Edouard VII en 1909, après une première expédition. Fort de cette
expérience, Ernest Shackleton annonce en 1914 vouloir tenter la
traversée de l'Antarctique. A ces fins, grâce à un financement par la
Grande-Bretagne et des dons privés, il fait affréter deux bateaux : l'Endurance, avec lequel il compte débarquer après avoir traversé la mer de Weddell, et l'Aurora,
chargé de mettre en place des dépôts d'approvisionnement sur le chemin
de Shackleton puis de récupérer l'explorateur et ses compagnons, après
leur périple de 2900 kilomètres à travers le continent de glace. Sir Ernest Shackleton lors de l'expédition Nimrod.
L'intérêt pour l'expédition est considérable et Sir Ernest Shackleton
reçoit plus de 5000 candidatures : il ne garde que 26 hommes. Si
l'expédition a évidemment une visée historique, elle poursuit également
un objectif scientifique et géographique.
A quelques jours du départ, la guerre semble inévitable. Ernest Shackleton envoie un télégramme pour offrir l'Endurance
et les services des hommes à bord. Il reçoit pour toute réponse un
laconique télégramme du Premier Lord de l'Amirauté, Winston Churchill : «
Poursuivez. » L'équipage largue les amarres le 8 août 1914.
A partir du 1er mai 1915, la nuit s'installe. Grâce à la réfraction,
le crépuscule éclaire encore quelques heures, mais dès 14 h, l'obscurité
s’abat sur la banquise. Au fil des semaines, la température continue de
chuter, atteignant lors d'un blizzard en juillet - 36 °C, et
contraignant les hommes à rester calfeutrés dans le bateau. L'équipage caresse l'espoir qu'avec le dégel, ils pourront reprendre la mer.•
Crédits : RGS-IBG, for single-use only / Frank Hurley
Le répit est pourtant de courte durée : rapidement l'eau gèle à nouveau et de terribles pressions s'exercent sur l'Endurance. Les plaques de glace élèvent le navire d'un mètre cinquante avant de le faire pencher un temps de 30 ° à bâbord. L'Endurance, couché par la banquise.•
Crédits : RGS-IBG, for single-use only / Frank Hurley
A partir du 23 octobre, les forces à l’œuvre autour du bateau
laissent peu d'espoir à Shackleton. Le bordage est arraché à tribord, et
des voies d'eau se forment, obligeant pour la première fois l'équipage à
mettre les pompes en action. « Les forces débordantes de la nature
travaillaient. […] Dans ce monde étrange, nous étions des intrus, tout à
fait impuissants ; notre vie était le jouet de forces primitives et
brutales qui se moquaient de nos faibles efforts. Déjà, je n'osais
presque plus espérer la survie de l'Endurance. »
Le 27 octobre, l'équipage est contraint d'abandonner le navire,
lentement broyé par la banquise sous les yeux des marins impuissants et
de la faune locale : « Par une singulière circonstance, huit
manchots empereurs, sortant d'une fissure de la glace à cent mètres de
là, apparurent soudain au moment où la pression était à son maximum. Ils
s'avancèrent un peu, s'arrêtèrent et poussèrent quelques cris
extraordinaires et sinistres qui résonnèrent comme un chant funèbre.
Aucun de nous n'avait jamais entendu les manchots crier ainsi ; l'effet
était saisissant. » Des pingouins empereurs, photographiés par Frank Hurley. •
Crédits : Royal Collection Trust Her Majesty Queen Elizabeth II 2014
Après deux cent quatre vingt-un jours passé prisonnier de la glace, l'Endurance
est progressivement englouti. Shackleton avait anticipé la triste fin
de son bateau et l'évacuation se passe sans difficultés, alors même que
les grandes traverses du navire s'arquent et se brisent, « avec un bruit sec comme un coup de fusil
». L'équipage installe son campement à quelques centaines de mètres de
là ; entendant au loin les plaintes et craquements de leur bateau en
détresse. Ils ont sauvé tout ce qui pouvait l'être, et emmenés avec eux
les trois embarcations. C'est le véritable début de leur odyssée. Les chiens de traîneau contemplent l'Endurance, peu à peu broyé par la banquise.•
Crédits : Library of congress / Frank Hurley
La lente marche… et l'attente
Rapidement, Shackleton décide d'entreprendre une expédition. Il
permet aux hommes de n'emmener qu’un kilo chacun d'objets personnels. Il
ne faut en effet porter que l'indispensable : chaque traîneau, avec un
bateau et son chargement, pèse plus d'une tonne. Pour les tracter,
quinze hommes sont nécessaires, et il faut faire de nombreux détours,
creuser les crêtes de glace pour leur permettre d’avancer. La tâche est
épuisante, et les chiens ne sont pas de trop pour aider à traîner la
charge. Devant la difficulté de la progression et en attendant des
conditions plus propices, les hommes établissent un premier camp, Ocean Camp, où ils passent deux mois. Sir Ernest Shackleton et son équipage, à Ocean Camp.•
Crédits : RGS-IBG, for single-use only / Frank Hurley
Le 21 novembre 1915, l'Endurance, qui est encore à portée de vue, achève de disparaître dans les flots :
« Quand il s'enfonça silencieusement dans sa tombe sous la glace,
il nous sembla que le moment d'une grande séparation était arrivé. »
Frank Wild, face aux restes de l'Endurance.•
Crédits : Library of congress / Frank Hurley
Un mois après la disparition du navire, le 23 décembre, l'équipage
prend le départ pour une longue marche, dans le but de rallier l'île
Paulet. Les hommes vont marcher la nuit, pour profiter du durcissement
de la glace, et dormir le jour. En vain : après sept jours de
progression, le terrain est jugé trop impraticable. Des crêtes de trois
mètres rendent l'avancée particulièrement difficile. En une semaine, les
hommes n'ont progressé que de 18 kilomètres. Il leur faudrait 200 jours
pour atteindre leur objectif. Shackleton renonce. Il installe un
nouveau camp, Patience Camp. Ils y vivront trois mois. Les hommes tractent, tant bien que mal, des traîneaux de plus d'une tonne.•
Crédits : Library of congress / Frank Hurley
Face à l'ampleur de la tâche qui attend les hommes, Sir Ernest
Shackleton commence à rationner sévèrement la nourriture. La principale
source d'alimentation consiste en de la viande de phoques et de manchots
attrapés sur la banquise. L'huile qu'ils récupèrent ainsi devient
également un de leurs principaux combustibles. Mais ces animaux se font
de plus en plus rares : la pénurie guette et, nécessité oblige,
Shackleton ordonne d’abattre tous les chiens. « Ce fut la plus pénible tâche de tout notre voyage et leur perte nous affligea beaucoup », regrette-t-il. Thomas Crean, avec les chiots nés à bord de l'Endurance.•
Crédits : National Library of Australia / Frank Hurley
La faim devient, au fil des jours, l'unique préoccupation des hommes,
et elle les tenaille constamment. Pour dégeler l'eau, ils dorment avec
des boîtes qu'ils remplissent de glace et qu'ils réchauffent grâce à la
chaleur de leurs corps.
Bientôt, à force de dérives avec le pack, la banquise morcelée, Sir
Ernest Shackleton se résout à tenter de rallier l'île de Clarence ou
l'île de l’Éléphant, dernières îles au Nord, et donc dernières chances
d’atterrir avant de se trouver face à l'océan Atlantique.
Vers l'Île de l'Eléphant
Le principal problème auquel sont confrontés les marins est la
dislocation de la banquise : elle empêche ainsi les traîneaux de
circuler, mais n'est pas assez ouverte pour permettre aux trois canots
qu'ils ont sauvé du naufrage de l'Endurance de prendre la mer.
Il leur faut attendre. Peu à peu, l’îlot sur lequel l'équipage a
installé le camp se disloque à son tour : « A 11 h du matin, une
fente soudaine parcourut notre plaque. D'un côté du chenal qui
s'ouvrait, je voyais la place où pendant tant de mois ma tête et mes
épaules avaient reposé, et de l'autre côté (celui où nous étions), la
dépression formée par mes jambes […]. Combien fragile et précaire avait
été notre lieu de repos ! ». Le jour même, ce 9 avril, les bateaux
sont mis à l'eau : le jour, les marins rament, le soir, ils essaient de
trouver une plaque assez large et stable pour les accueillir et établir
un camp. Le risque est constamment présent : la plaque peut à tout
moment se fendre ou se retourner. Une nuit, une fissure s'ouvre et se
prolonge jusque sous une tente, plongeant un membre de l'équipage,
Holness, le chauffagiste, dans les eaux glaciales. Il ne doit sa survie
qu'à un pressentiment de Shackleton qui, sorti de sa tente, le récupère
in extremis, avant que la fissure ne se referme « dans un choc terrible
». Dans les chenaux alentours, les hommes entendent les orques
souffler. Une de leur crainte, depuis le début du périple, est d'être
confondus avec un phoque par-dessous la banquise et happés par une de
ces créatures marines.
« En venant respirer, l'une d'elles pouvait chavirer aisément un
canot. Quand elles font surface, elles jettent nonchalamment par le côté
des morceaux de glace plus gros que nos esquifs […]. Des marins
naufragés, dérivant sur les mers antarctiques, ne sont pas choses
imaginées par la philosophie des baleines ; mais en sommeil peuvent se
substituer pour le goût aux phoques et aux manchots. Vraiment nous
regardions les orques avec appréhension. »
Les conditions sont extrêmement difficiles. Il est impossible
d'accoster toutes les nuits, et les trois équipages sont contraints de
passer la nuit en mer, fouettés par les embruns, les lèvres craquelées
par le sel, par des températures de – 20°C, blottis les uns contre les
autres en espérant trouver un peu de chaleur. Peu à peu l'eau douce
vient à manquer, et les hommes se partagent un bloc de glace embarqué à
bord d'un des canots : « Notre soif devenait terrible. Nous
trouvâmes un soulagement momentané à mâcher de petits morceaux de phoque
dont nous avalions le sang ; mais notre soif redoubla ensuite sous
l'effet de la salaison ».
Après quatre jours de labeur quasi-continu, deux jours sans manger
faute de pouvoir cuisiner et les vêtements imbibés d'eau salée, transis
par le froid, les trois petits équipages parviennent enfin à l'île de
l'Eléphant le 14 avril 1916. Certains hommes sont sévèrement mordus par
le gel et, lorsqu'ils touchent terre, le plus jeune d'entre eux,
Blackborrow (un passager clandestin à l'origine, devenu cambusier par la
suite), est invité à descendre le premier : les pieds gravement abîmés,
il s'effondre aussitôt le sol touché. Après avoir mangé et fait un tour
des lieux, qu'il faut « quitter au plus vite », Shackleton s'effondre dans sa tente : « La
princesse des contes de fées qui ne pouvait pas supporter la présence
d'un petit pois sous une pile de sept matelas n'aurait pas compris mon
plaisir à sentir sous moi la rugosité des pierres », raconte-t-il.
Dès le lendemain, l'équipage quitte la plage sur laquelle ils avaient
abordé et installe son campement plus loin. Rapidement une décision
s'impose : l'île de l'Eléphant est éloignée de toutes les routes
maritimes, il faut donc aller chercher des secours et tenter la
traversée jusqu'à la Georgie du Sud, dans une embarcation de 7 mètres de
long, à travers les mers les plus dangereuses du globe.
Sous 50 degrés, il n’y a plus de Dieu
Pour rallier la Georgie du Sud, le périple envisagé est de 800 milles
(près de 1500 kilomètres) dans les cinquantièmes hurlants. Les marins
ont un proverbe pour désigner ces latitudes :
Le charpentier, Henri McNish, répare et aménage la baleinière James Caird,
du nom du principal donateur de l’expédition : les bords sont
surélevés, un pont de fortune est aménagé et une mature installée tant
bien que mal, le bateau est également lesté d’une demi-tonne. Pour
l’expédition, Shackleton prend avec lui son capitaine, Worsley, dont il a
« une haute opinion de sa précision et de sa sagacité comme navigateur
». Malgré la bonne volonté de Frank Wild, le commandant en second, il
décide de le laisser à l’île de l'Eléphant, afin qu’il veille sur les
hommes. Frank Wild et Ernest Shackleton, lorsqu'ils étaient encore à Ocean Camp.•
Crédits : Library of congress / Frank Hurley
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Maxppp
« Tous les hommes savaient que les périls du voyage seraient
extrêmes. [...] Je décidai de faire appel à des volontaires, quoique
vraiment je n’eusse pas été embarrassé pour choisir. »
Shackleton choisit également pour l’accompagner le second officier,
Thomas Crean, le charpentier, Harry McNish, ainsi que Timothy McCarthy
et John Vincent, tous deux marins. Le 24 avril 1916, le James Caird est
mis à l’eau. Sur la grève, l’équipage restant de l’Endurance fait des
signaux et pousse trois “Hourra !”. Ils ont beau garder espoir,
ils savent que les chances de survie de leurs compagnons sont minces. A
bord du bateau, Shackleton n’a pris que quatre semaines de provisions :
au-delà de ce délai, si l'embarcation n’a pas atteint la Georgie du
Sud, c’est qu’elle et son équipage sont perdus. Les marins font signe aux occupants du James Caird, qui disparaît au loin.•
Crédits : Library of congress / Frank Hurley
Pendant 16 jours, le James Caird progresse, ballotté par les
flots. Constamment trempés par l’écume, les hommes dorment tant bien
que mal au milieu des éléments déchaînés, par groupes de trois : chacun
rampe sous le pont pour y dormir 4 heures, avant de passer 4 heures sur
le pont pour y naviguer. Il faut écoper continuellement, et enlever à la
hache la glace qui s’accumule et menace de faire chavirer
l’embarcation.
« Les crêtes des vagues déferlaient droit au-dessus de nous et
nous embarquions beaucoup d’eau, ce qui nécessitait un incessant
pompage. Nous voyions les immenses vagues se creuser comme des cavernes
avant de s’écrouler. Un bon millier de fois, il sembla que le James
Caird allait être englouti ; mais il résista. »
La dixième nuit de leur périple, l’équipage croise la route d’une vague scélérate, ces falaises liquides progressant à la surface des océans, terreur des marins les plus aguerris : « A
minuit, j’étais au gouvernail. Soudain, vers le sud, m’apparut une
ligne claire dans le ciel. J’en prévins les autres ; puis, après un
instant, je compris que la clarté en question n’était pas un reflet dans
les nuages, mais la crête blanche d’une énorme vague ! Après vingt-six
ans de navigation, je connaissais l’océan dans toutes ses humeurs, mais
jamais je n’avais rencontré sur ma route une vague aussi gigantesque.
C’était un puissant soulèvement qui n'avait rien de commun avec les
hautes lames coiffées de blanc, nos ennemis inlassables. Je hurlais :
« Pour l’amour de Dieu, tenez bon, nous y sommes ! »
Suivit un moment d'incertitude qui nous sembla interminable ;
puis le bateau se souleva et fut projeté dans un chaos d'eau
bouillonnante, tourbillonnant comme un bouchon dans l'écume blanche qui
se brisait autour de nous, brutalisé, faisant eau de toutes part ».
Par miracle, le James Caird ne sombre pas, et après de longues minutes passées à écoper, les hommes voient, soulagés, le bateau se stabiliser. Une représentation du James Caird, à l'approche de la Georgie du Sud.•
Crédits : Library of congress / William Heinemann
Au matin du 7 mai, Sir Ernest Shackleton et son équipage sont en vue
des côtes de la Georgie du Sud mais, en approchant, ils ne trouvent
nulle part où accoster. Epuisés et tenaillés par la soif, ils se voient
contraints de passer la nuit au large. Au cœur de l'obscurité, « l’un des plus terribles ouragans qu’aucun de nous eût jamais vus
» les frappe. Poussés vers la côte, l’équipage écope et tente de s’en
éloigner avec l’énergie du désespoir. Après une journée de lutte
incessante, la tempête se calme et l’équipage, enfin, parvient à
débarquer. La traversée relève de l’exploit, et sa réussite doit
beaucoup aux compétences du navigateur, Frank Worsley, qui parvînt à
guider le frêle esquif malgré les rudes conditions météorologiques.
Il faut neuf jours de repos aux hommes pour récupérer de leur état
d'épuisement. Sur la grève, ils se nourrissent d’eau claire et de jeunes
albatros encore incapables de voler. Leur voyage n’est pas terminé pour
autant : les courants les ont empêchés de débarquer du bon côté de
l’île et le bateau est trop abîmé, il leur faut encore traverser une
terre inhospitalière, par une route que personne n’a jamais tentée.
A travers la Georgie du Sud
Le matin du 11 mai, Sir Ernest Shackleton, Frank Worsley et Thomas
Crean prennent le départ pour traverser l’île. Sans carte, ils
improvisent une route à travers les pics enneigés et les glaciers, se
dirigeant encordés, en bons marins, aux commandements “bâbord”,
“tribord”, “tout droit”, à travers le brouillard. A plusieurs reprises,
les hommes se trompent de direction et sont contraints de rebrousser
chemin. Quand nécessaire, à l’aide de l’herminette, un outil du
charpentier, ils taillent des marches à même la glace pour descendre les
pentes abruptes. Pendant 36 heures, les trois hommes avancent et
parcourent plus de 30 kilomètres d’un paysage accidenté qui mettrait en
peine des alpinistes chevronnés. Ils progressent y compris la nuit,
prenant à peine le temps de se reposer :
« En moins d’une minute, mes deux compagnons dormaient
profondément. Si nous nous assoupissions tous, ce serait un désastre,
car dans de telles conditions le sommeil peut très bien se terminer par
la mort ; aussi au bout de cinq minutes je les rappelais à eux en leur
faisant croire qu’ils avaient dormi une demi-heure, et donnai l’ordre du
départ. »
En 1956, l’explorateur britannique Duncan Carse fera à son tour la traversé de la Georgie du Sud et écrira à leur sujet : « Je ne sais pas comment ils l’ont fait, seulement qu’ils ne pouvaient faire autrement que réussir ».
Le 20 mai 1916, les trois hommes arrivent à la station baleinière de
Stromness après un dernier exploit : le seul sentier praticable
s’avérant être le ruisseau d’un glacier, ils le suivent, immergés
jusqu’à la ceinture, grelottants, et découvrent au bout une cascade
d’une dizaine de mètres, qu’ils descendent en rappel.
A la station, dans leurs tenues dépenaillées et avec une barbe
conséquente, l’air famélique, ils sont d’abord accueillis avec suspicion
lorsqu’ils annoncent arriver par l’intérieur de l’île. C’est
l’administrateur de l’île, Petter Sørle, qui reconnait Shackleton et lui
offre l’hospitalité. A la question de savoir quand la guerre a pris
fin, il répond à l’explorateur :
« La guerre n’est pas finie. Il y a des millions de tués. L’Europe est folle. Le monde est fou. »
Après des mois passés en isolement total, le choc est grand. Shackleton écrit ces mots : « Nous
écoutions avidement tout ce qu’il nous racontait de la guerre et des
événements arrivés pendant notre vie loin des humains. Nous étions comme
des hommes qui ressuscitent dans un monde devenu fou. Nos esprits
s’accoutumaient avec peine des récits [...] de vastes champs de bataille
rouges de sang, qui contrastaient d’une manière si effroyable avec la
blancheur glaciale que nous venions de quitter. [...] Quels autres
hommes civilisés auraient pu ignorer aussi parfaitement le choc mondial ? » La carte du voyage de l'équipage de l'Endurance. •
Crédits : Sémhur / Wikimedia Commons
Dès le lendemain, un vaisseau baleinier va chercher, de l’autre côté
de l’île, les trois membres d’équipage restants. S’organise, alors, le
secours de l’équipage resté sur l’île de l’Eléphant. Il faudra trois
mois, et autant de tentatives avortées face à l’ampleur du pack, avant
qu’un navire prêté par le gouvernement chilien, le Yelcho, ne parvienne à
atteindre l’île. Sur place, l’équipage a vécu dans des conditions
drastiques, sur une île constamment exposée au froid, balayée par des
vents de plus de 110 km/h. Grâce aux ressources et à l’énergie de Franck
Wild, le commandant en second, les hommes ont tenu bon et, malgré les
conditions extrêmes (dans un journal un homme note : « aujourd’hui repas sompteux, presque 150 g de nourriture chacun
» ; les médecins de bord ont également amputé avec succès les orteils
d’un marin, sans instruments adéquats ni moyens de stérilisation), n'ont
jamais perdu espoir. L'équipage de l'Endurance sur l'île de l'Eléphant, à l'exception de Frank Hurley•
Crédits : Library of congress / Frank Hurley
Le 30 août 1916, Shackleton rejoint enfin son équipage. Lorsqu'il
demande, depuis la barque qui le mène à son équipage agglutiné sur la
plage, si tout le monde se porte bien, Frank Wild crie en retour : « Tous bien, tous vivants patron !
». C’est là que se situe le miracle, l’héroïsme, de l’expédition menée
par Shackleton. Si l'expédition n'est pas parvenue à traverser
l'Antarctique et s'est soldée par un échec, elle n’en tient pas moins de
l’exploit. Après plus de trois ans passés dans les régions les plus
inhospitalières du monde, aucun membre de l’équipage ne perdit la vie.
Ils le doivent à leur extraordinaire résistance mais également à Sir
Ernest Shackleton, dont l’inébranlable volonté et l’héroïsme permirent à
tous de rentrer chez eux.
L’expédition prit fin en 1917, après que Shackleton eut récupéré les membres de l’Aurora restés de l’autre côté de l’Antarctique. Moins chanceux que l’équipage de l’Endurance, trois hommes avaient trouvé la mort sur la banquise.
Sir Ernest Schackleton mourut, lui, d’un arrêt cardiaque en 1922,
alors qu’il venait d’arriver en Georgie du Sud. Inlassable explorateur,
il avait repris la mer pour une expédition scientifique. Il était, une
ultime fois, reparti à la conquête du pôle Sud, comme aiguillé par sa
devise familiale : « Par l'endurance, nous vaincrons ». L'équipage du navire au complet, devant l'Endurance. •
Crédits : RGS-IBG, for single-use only / Frank Hurley
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