Les rescapés du typhon racontent la désolation, la perte de leurs proches dans des circonstances effroyables et le sentiment de culpabilité qui les taraude.
Bernadette Tenegra, professeur de lycée, n'oubliera jamais les derniers mots de sa fille. "Maman, laisse-moi, c'est bon. Sauve-toi !" lui a-t-elle ordonné, le corps transpercé d'éclats de bois des maisons détruites par le typhon Haiyan [nommé Yolanda par les Philippins].
"Je l'agrippais, je lui répétais qu'il fallait qu'elle tienne bon, que j'allais la sortir de là. Mais elle a renoncé", raconte cette maman de 44 ans, le visage marqué par le chagrin. Quelques heures seulement après le passage dévastateur du typhon, le soleil brillait, jetant une lumière crue sur la tragédie qui s'est abattue sur Tacloban le 8 novembre, et en particulier sur la maison de la famille Tenegra bâtie au bord d'une rivière.
Haiyan a littéralement fauché la ville, déversant sur tout le centre de cette agglomération de 220 000 habitants des murs d'eau, abattant les lignes électriques, écrasant tout sur son passage et broyant des milliers de vies humaines.
Sous les amas de gravats, les corps apparaissent par dizaines. Certains ont été alignés au bord des routes, sous des couvertures, teintant l'asphalte de sang rouge vif.
Des proches cherchant leurs disparus s'approchent des cadavres, hésitant, scrutant les visages. Les yeux humides, un homme secoue la tête et marmonne : "C'est pas lui." Deux adolescents fondent en larmes, ils ont trouvé ce qu'ils cherchaient : le corps de leur père mort.
“C'était comme si elle avait déjà capitulé”
[A l'approche du typhon], la famille Tenegra s'était rassemblée dans la cabane où elle vivait au Barangay [district] 66-Paseo de Legazpi, convaincue que l'habitation résisterait, comme elle l'avait fait par le passé.
Mais l'eau est montée à une vitesse incroyable, et la maison a basculé, éjectant brutalement ses occupants. Bernadette Tenegra, son mari et son autre fille ont réussi à regagner la terre ferme, mais la benjamine, prise dans le courant, a été emportée avec les débris.
"J'ai rampé jusqu'à elle, j'ai essayé de la ramener. Mais elle était si affaiblie. C'était comme si elle avait déjà capitulé, se souvient la maman. Alors j'ai lâché", raconte-t-elle, en sanglots.
Le choc se lit sur les visages médusés des survivants, qui pour beaucoup n'avaient jamais connu un typhon d'une telle ampleur.
Richard Bilisario, militaire dans l'armée de l'air philippine, a été emporté par les vagues violentes qui ont détruit la caserne de son unité, installée sur la base militaire qui surplombe le golfe de Leyte.
"Au départ, le vent venait des terres, ça ne nous inquiétait pas trop. Et, tout à coup, nous avons entendu un mugissement venu de la mer", explique-t-il.
"Quand nous avons ouvert la porte pour voir ce qu'il en était, l'eau nous montait déjà aux genoux. Et à peine la porte ouverte, l'eau s'est engouffrée et nous a tous emportés, nous étions onze personnes."
Quatre hommes sont toujours portés disparus, dont leur commandant, précise Richard Bilisario.
La culpabilité des survivants
Dans le centre de Tacloban, sur l'avenue principale inondée, deux hommes poussent en silence une charrette en bois portant les corps tuméfiés d'une femme, d'un adolescent et d'un bébé. Ils poussent leur fardeau à travers les rues, sous le regard des passants, pris de fascination morbide.
La femme s'appelait Erlinda Mingig, elle était vendeuse de poisson et avait 48 ans. Elle s'est retrouvée prise au piège dans sa maison de plain-pied, dans le Barangay 39-Calvaryhill, avec ses deux enfants, John Mark, 12 ans, et la petite Jenelyn, 1 an.
"C'est moi qui leur avais dit de rester dans la maison parce c'était plus sûr", lâche Rogelio, 48 ans, le mari d'Erlinda. "On l'a retrouvée enlaçant d'un bras les enfants, et s'agrippant de l'autre au plafond."
La culpabilité ronge déjà certains des survivants endeuillés : pourquoi ont-ils survécu, et pas ceux qu'ils aimaient ? L'un d'eux se demande même pourquoi il a réussi à sauver des inconnus, et pas ses proches.
Reinfredo Celis, le chef du Barangay 31-Pampango, a passé une bonne partie de la journée du 7 novembre et de la matinée du 8 à faire des allers-retours avec son van pour évacuer ses voisins vers un solide bâtiment scolaire du centre-ville.
Il n'a même pas pensé à emmener sa femme, convaincu que leur maison d'un étage, construite en béton, était un abri sûr.
Tacloban, entre deux mers
Lemuel Honor, homme d'affaires et ancien maire adjoint d'une ville du sud de l'île de Leyte, explique que Tacloban a été prise en étau par deux masses d'eau. "Ce sont deux mers qui se sont rejointes pour engloutir Tacloban : d'un côté la baie de Cancabato, de l'autre la baie de Tacloban." [La ville est construite sur la côte est de l'île de Leyte, à proximité de l'île de Samar. Les vents se sont engouffrés dans le canal de mer qui sépare les deux îles.]
La première onde a déferlé quand Haiyan, venu de l'océan Pacifique par la baie de Tacloban, est arrivé en trombe au-dessus des terres, et la seconde quand le passage du typhon dans la baie de Cancabato a soulevé des vagues en direction inverse, explique-t-il.
"Quand on voit des vagues venir de deux directions, d'abord de l'ouest, puis de l'est, imaginez la confusion !"
Source CourrierInternational
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