Nous sommes en mars 1702, en un
hôtel particulier de la rue de Bar à Dunkerque. Le chef d’escadre Jean
Bart, de taille imposante et arborant sur son large poitrail la croix de
chevalier de l’Ordre de Saint-Louis, nous reçoit chez lui alors qu’il
attend de voir arriver dans le port le Fendant. Un bâtiment de
soixante-dix canons construit pour lui au Havre par ordre du roi Louis
XIV reconnaissant. Le plus célèbre des corsaires du royaume de France,
Flamand de naissance, décèdera quelques semaines plus tard dans son
lit, emporté par une pleurésie.
Gravure
de Yves-Marie Le Gouaz (1742-1816) représentant la fin du combat inégal
entre Jean Bart, Forbin et les deux navires anglais.Photo @ DR
Voilesetvoiliers.com : Bonjour, merci de nous accueillir chez vous. Dites-moi, il y a de l’animation dans les rues de Dunkerque !
Jean Bart : Vous êtes le bienvenu. Nous sommes en plein Carême. La ville est en branle car les marins qui vont partir pour six mois à la pêche à la morue en Islande viennent de toucher une partie de leur solde. Nombre d’entre eux savent qu’ils laisseront veuves et orphelins. Ils profitent donc de leurs derniers instants de terriens. Bon, je présume que vous n’êtes pas venus pour parler de cela ?
Voilesetvoiliers.com : Effectivement, nous sommes ici pour écouter l’histoire de votre vie de marin afin de la retranscrire fidèlement.
J.B. : Palsambleu ! Suis-je à l’article de la mort ? Ne vous inquiétez pas. Pour l’instant je vais très bien, merci. Ainsi vous souhaitez que je vous conte mes aventures maritimes. Vous êtes bien installé ? Il y en a pour un moment... Pour débuter, il faut que je vous explique que je suis né flamand le 21 octobre 1650. Tour à tour, dans mon enfance, la ville de Dunkerque a été espagnole, anglaise et est désormais attachée au Royaume de France. Je suis issu d’une lignée de marins glorieux. Paix à leurs âmes pour la plupart flottant encore sur les Mers Étroites, la Manche et la mer du Nord. Le plus illustre, Michel Jacobsen, mon arrière grand-père maternel, vice-amiral du roi d’Espagne Philippe IV et surnommé par les Hollandais le Renard de la Mer, est mort en revanche dans son lit, à Sanlucar. On m’a dit qu’il avait été enterré aux côtés d’Hernán Cortés et Christophe Colomb en la cathédrale de Séville. Son fils Jean, est lui décédé en faisant sauter la soute aux poudres de son navire, le Saint-Vincent, alors qu’il venait d’être pris par des éléments de la flotte hollandaise. Mon géniteur, Jean Cornil Bart est lui retourné à Dieu, comme son père Michel, lors d’un combat naval.
Portrait de Jean Bart par le dessinateur et peintre français Mathieu Elias (1658-1741).Photo @ Musée national de la Marine, Paris
Voilesetvoiliers.com : Vous commencez à bourlinguer à quel âge ?
J.B. : Je devais avoir une douzaine d’années. C’était sur un pinquet contrebandier. D’abord comme gourmette, ou mousse si vous préférez, je suis resté aux côtés de maître Jérôme Valbué pendant quatre années. C’est lui qui m’a laissé pour la première fois le timon de son brigantin. J’embarque ensuite sur des navires hollandais comme mes aïeux et ce sous les ordres du grand amiral Michel de Ruyter. J’ai d’ailleurs participé à la bataille de la Tamise sur une frégate. Les Hollandais, manquant de hardiesse et malgré quatre-vingt-six voiles, auraient pu mettre à ce moment-là en capilotade la marine anglaise. Mais on ne refait pas l’histoire… Je reste en Hollande quelque temps avec mon ami Charles de Keyser, fils de corsaire dunkerquois de cinq ans mon aîné. Mais lorsque Louis XIV déclare la guerre à la Hollande le 6 avril 1672, nous rentrons précipitamment vers notre ville natale. Le port a commencé à changer sous l’impulsion de Colbert et surtout de l’architecte Vauban. Un homme avec qui j’ai entretenu de très bonnes relations jusqu’à ce jour à tel point qu’il me fit l’honneur de me citer dans ses Mémoires et demeure toujours un de mes plus fervents protecteurs auprès du roi.
Voilesetvoiliers.com : C’est à ce moment que vous débutez la guerre de course ?
J.B. : Vous vous êtes bien renseigné je vois. J’embarque donc sur l’Alexandre comme lieutenant et capitaine de prise du capre Willem Dorne. Un capre est en flamand un corsaire qui se paye uniquement sur les prises comme vous le savez. Nos captures sont nombreuses et j’obtiens rapidement mon premier navire, le Roi David. Mes faits d’armes et mes exploits confortent les armateurs dunkerquois qui me confient des navires plus importants, et surtout plus rapides. La Royale, la Palme, le Dauphin et surtout le Mars, une frégate de deux-cent-cinquante tonneaux et vingt-six canons. Surtout, mes dix combats, quatre-vingt prises et rançons sont narrés à la cour. Le roi Louis XIV me fait même envoyer une chaîne d’or. Entre-temps, je suis tombé amoureux de la fille du propriétaire de l’hostellerie l’Étoile d’Or proche du port. J’épouse Nicole Gouttières le 3 février 1675 avec comme témoin devant Dieu Willem Dorne qui malheureusement périra en combat six mois plus tard.
Tableau de Pieter Cornelisz van Soest (vers 1667). Sans doute la plus retentissante victoire de la flotte néerlandaise. Menés par l’amiral général Michel de Ruyter, les puissants navires des États généraux des Provinces Unies remontèrent la Tamise en un raid qui ne dura que quelques marées. D’une façon inexpliquée, les Hollandais ne pousseront pas leur attaque jusqu’à Londres alors qu’ils avaient détruit trois des quatre plus gros bâtiments de la Royal Navy et capturé le navire amiral anglais, le Royal Charles.Photo @ National Maritime Museum, Greenwich, London
Voilesetvoiliers.com : On ne vit pas vieux dans de telles entreprises ?
J.B. : Bien sûr. A chaque abordage que j’ai mené, les capitaines vaincus ne sont plus là pour le confirmer. J’ai moi-même été blessé aux mains, au visage et aux jambes par des grenades ou des boulets. Tout comme mon ami Keyser dont la carrière ne fut pas brillante par la suite.
Voilesetvoiliers.com : La vie de corsaire continue malgré tout ?
J.B. : Non… Le 10 août 1678 est signé le traité de Nimègue. La paix signée entre la France, les Provinces Unies, l’Espagne et le Saint-Empire, je rejoins la Marine royale. Par ordre du roi je suis en effet nommé lieutenant de vaisseau en janvier 1679. Pendant un certain temps, je vous l’avoue, je me suis bien ennuyé. Heureusement je pouvais naviguer pour le commerce. Après avoir été prêté à des marchands de Lille, j’embarque début juin 1681 sur la Vipère, l’une des trois frégates armées par Jean Omaer pour aller à la chasse aux Barbaresques. Ces derniers, principalement des pirates des ports de Salé et de Rabat, écument alors la Méditerranée. Après quelques prises, ces têtes de Turcs nous étaient payées trois cents livres s’ils étaient aptes à la galère, je retourne à Dunkerque. L’année suivante fut terrible pour moi car dominée par les deuils. Ce fut d’abord le décès de ma mère, ensuite de l’une de mes fillettes, puis de mon épouse Nicole. La chasse aux lapins dans les dunes ne faisait pas passer ma mélancolie. La déclaration de guerre contre l’Espagne me fera oublier tout cela. En fait, cette guerre n’a duré que trois ans. Sous le commandement du marquis d’Amblimont, ma plus belle prise a été un navire marchand transportant des hommes de troupe espagnols que j’ai amené à Brest. Sur le Modéré, mené par d’Amblimont, nous avons aussi arraisonné deux autres navires du roi d’Espagne. Ce dernier, Charles II, n’ayant pas réussi à entraîner d’autres puissances dans ce conflit, signe la trêve juste après celle de Ratisbonne. A la mi-août 1686, je suis nommé capitaine de frégate légère. Une promotion que je dois aux recommandations de Vauban auprès du Secrétaire d’État à la Marine, le marquis de Seignelay, le bien nommé, fils aîné de Colbert.
Gravure du XVIII siècle représentant le port de Dunkerque vu depuis la mer. Ardent défenseur de la caprerie, Sébastien Leprestre, marquis de Vauban, restera ami avec Jean Bart et surtout l’aidera beaucoup dans l’avancement de sa carrière.Photo @ DR
Voilesetvoiliers.com : Dunkerque a bien changé à l’époque ?
J.B. : Le génie de Vauban a agi. La construction des passes Est et Ouest obligeant d’éventuels assaillants à présenter leurs flancs à la canonnade, ce dernier a déclaré qu’il n’y aura que malheur et perte à souffrir pour les ennemis qui voudront y mettre le nez. De plus, au port et à l’arsenal du Bassin du Roi, l’activité est intense dans les chantiers de construction. Depuis Dunkerque, le royaume peut surveiller les mouvements des flottes d’Angleterre et de Hollande. Un service d’alerte le long de la côte est créé. Au Gris-Nez, au Blanc-Nez et depuis la tour Saint-Éloi par exemple. Commence alors en 1688 la guerre de la Ligue d’Augsbourg, ou la guerre de Neuf Ans si vous préférez.
Voilesetvoiliers.com : Vous voilà donc à nouveau dans l’action !
J.B. : Je demande la Railleuse en premier lieu, on me donne cette petite frégate de vingt-quatre canons. Mon frère Gaspard est mon second lieutenant. Les missions ne manquent pas et mes succès sont nombreux. C’est à ce moment-là qu’est advenue ma plus triste aventure le 22 mai 1689. Accompagnant une flotte de vingt navires marchands en direction de Brest, de conserve avec la Railleuse commandée par le Marseillais Claude de Forbin alors que je menais Les Jeux, nous nous sommes retrouvés face à deux bâtiments anglais à hauteur de l’île de Wight. Ils ont une cinquantaine de canons chacun. La lutte est inégale et nos deux frégates sont rasées après deux heures de combat. Dans ces fracas, aucun officier anglais n’est resté valide. Qui plus est, grâce à notre témérité, les navires marchands ont réussi à se sauver. Blessés, Forbin et moi sommes embarqués sur le Nonsuch et amenés à Plymouth.
Voilesetvoiliers.com : On vous laisse la vie sauve donc ?
J.B. : Nous sommes officiers. En arrivant, le gouverneur nous invite à sa table. L’affront était que nous étions en haillons. Nous sommes menés ensuite dans une taverne où on nous enferme. Forbin, l’enseigne de vaisseau de Vaux-Mimars, un bon gros garçon ayant un bras paralysé, et moi. Deux mousses sont mis à notre disposition ainsi qu’un chirurgien qui soigne nos plaies.
Gravure de Yves-Marie Le Gouaz (1742-1816) représentant l’évasion de Jean Bart et Forbin.Photo @ DR
Voilesetvoiliers.com : Votre libération est négociée ?
J.B. : Que nenni morbleu ! Par un des plus curieux hasards, un de mes parents, maître de barque d’Ostende, espagnol donc, fait relâche à Plymouth. Comme il n’éveille pas les soupçons, il réussit à converser avec moi et surtout à me fournir une lime. Ayant soudoyé les deux mousses, ces derniers ont l’opportunité de voler une yole alors que leur patron est ivre mort. En pleine nuit, les barreaux de notre fenêtre sciés, Forbin, le chirurgien et moi descendons dans la rue à l’aide de draps. Vaux-Mimars, trop gros et handicapé ne pouvant nous accompagner, nous sommes montés à bord du petit canot norvégien que l’Ostendais avait auparavant approvisionné de nourritures, d’un compas, d’une boussole, d’une carte marine et de deux avirons bien sûr. Après onze jours de captivité, nous étions enfin libres. Le brouillard nous a bien aidé au début et après soixante-quatre lieues sans nous reposer un instant, nous avons accosté aux environs de Saint-Malo en moins de deux journées.
Voilesetvoiliers.com : Vous rentrez en héros ?
J.B. : En fait, notre libération était en cours de négociation sur l’ordre du roi. De mon côté, je pensais que notre équipée avait été un échec et je retournais donc sur le champ à Dunkerque, la tête basse. Mais l’accueil y fut des plus chaleureux. Forbin, lui, était allé directement voir Seignelay et sera reçu par le roi. Nous avons quelques jours plus tard été nommés capitaines de vaisseau. Cela vous dirait une bonne bière fraîche ? J’ai la pépie.
Voilesetvoiliers.com : Bonjour, merci de nous accueillir chez vous. Dites-moi, il y a de l’animation dans les rues de Dunkerque !
Jean Bart : Vous êtes le bienvenu. Nous sommes en plein Carême. La ville est en branle car les marins qui vont partir pour six mois à la pêche à la morue en Islande viennent de toucher une partie de leur solde. Nombre d’entre eux savent qu’ils laisseront veuves et orphelins. Ils profitent donc de leurs derniers instants de terriens. Bon, je présume que vous n’êtes pas venus pour parler de cela ?
Voilesetvoiliers.com : Effectivement, nous sommes ici pour écouter l’histoire de votre vie de marin afin de la retranscrire fidèlement.
J.B. : Palsambleu ! Suis-je à l’article de la mort ? Ne vous inquiétez pas. Pour l’instant je vais très bien, merci. Ainsi vous souhaitez que je vous conte mes aventures maritimes. Vous êtes bien installé ? Il y en a pour un moment... Pour débuter, il faut que je vous explique que je suis né flamand le 21 octobre 1650. Tour à tour, dans mon enfance, la ville de Dunkerque a été espagnole, anglaise et est désormais attachée au Royaume de France. Je suis issu d’une lignée de marins glorieux. Paix à leurs âmes pour la plupart flottant encore sur les Mers Étroites, la Manche et la mer du Nord. Le plus illustre, Michel Jacobsen, mon arrière grand-père maternel, vice-amiral du roi d’Espagne Philippe IV et surnommé par les Hollandais le Renard de la Mer, est mort en revanche dans son lit, à Sanlucar. On m’a dit qu’il avait été enterré aux côtés d’Hernán Cortés et Christophe Colomb en la cathédrale de Séville. Son fils Jean, est lui décédé en faisant sauter la soute aux poudres de son navire, le Saint-Vincent, alors qu’il venait d’être pris par des éléments de la flotte hollandaise. Mon géniteur, Jean Cornil Bart est lui retourné à Dieu, comme son père Michel, lors d’un combat naval.
Portrait de Jean Bart par le dessinateur et peintre français Mathieu Elias (1658-1741).Photo @ Musée national de la Marine, Paris
Voilesetvoiliers.com : Vous commencez à bourlinguer à quel âge ?
J.B. : Je devais avoir une douzaine d’années. C’était sur un pinquet contrebandier. D’abord comme gourmette, ou mousse si vous préférez, je suis resté aux côtés de maître Jérôme Valbué pendant quatre années. C’est lui qui m’a laissé pour la première fois le timon de son brigantin. J’embarque ensuite sur des navires hollandais comme mes aïeux et ce sous les ordres du grand amiral Michel de Ruyter. J’ai d’ailleurs participé à la bataille de la Tamise sur une frégate. Les Hollandais, manquant de hardiesse et malgré quatre-vingt-six voiles, auraient pu mettre à ce moment-là en capilotade la marine anglaise. Mais on ne refait pas l’histoire… Je reste en Hollande quelque temps avec mon ami Charles de Keyser, fils de corsaire dunkerquois de cinq ans mon aîné. Mais lorsque Louis XIV déclare la guerre à la Hollande le 6 avril 1672, nous rentrons précipitamment vers notre ville natale. Le port a commencé à changer sous l’impulsion de Colbert et surtout de l’architecte Vauban. Un homme avec qui j’ai entretenu de très bonnes relations jusqu’à ce jour à tel point qu’il me fit l’honneur de me citer dans ses Mémoires et demeure toujours un de mes plus fervents protecteurs auprès du roi.
Voilesetvoiliers.com : C’est à ce moment que vous débutez la guerre de course ?
J.B. : Vous vous êtes bien renseigné je vois. J’embarque donc sur l’Alexandre comme lieutenant et capitaine de prise du capre Willem Dorne. Un capre est en flamand un corsaire qui se paye uniquement sur les prises comme vous le savez. Nos captures sont nombreuses et j’obtiens rapidement mon premier navire, le Roi David. Mes faits d’armes et mes exploits confortent les armateurs dunkerquois qui me confient des navires plus importants, et surtout plus rapides. La Royale, la Palme, le Dauphin et surtout le Mars, une frégate de deux-cent-cinquante tonneaux et vingt-six canons. Surtout, mes dix combats, quatre-vingt prises et rançons sont narrés à la cour. Le roi Louis XIV me fait même envoyer une chaîne d’or. Entre-temps, je suis tombé amoureux de la fille du propriétaire de l’hostellerie l’Étoile d’Or proche du port. J’épouse Nicole Gouttières le 3 février 1675 avec comme témoin devant Dieu Willem Dorne qui malheureusement périra en combat six mois plus tard.
Tableau de Pieter Cornelisz van Soest (vers 1667). Sans doute la plus retentissante victoire de la flotte néerlandaise. Menés par l’amiral général Michel de Ruyter, les puissants navires des États généraux des Provinces Unies remontèrent la Tamise en un raid qui ne dura que quelques marées. D’une façon inexpliquée, les Hollandais ne pousseront pas leur attaque jusqu’à Londres alors qu’ils avaient détruit trois des quatre plus gros bâtiments de la Royal Navy et capturé le navire amiral anglais, le Royal Charles.Photo @ National Maritime Museum, Greenwich, London
Voilesetvoiliers.com : On ne vit pas vieux dans de telles entreprises ?
J.B. : Bien sûr. A chaque abordage que j’ai mené, les capitaines vaincus ne sont plus là pour le confirmer. J’ai moi-même été blessé aux mains, au visage et aux jambes par des grenades ou des boulets. Tout comme mon ami Keyser dont la carrière ne fut pas brillante par la suite.
Voilesetvoiliers.com : La vie de corsaire continue malgré tout ?
J.B. : Non… Le 10 août 1678 est signé le traité de Nimègue. La paix signée entre la France, les Provinces Unies, l’Espagne et le Saint-Empire, je rejoins la Marine royale. Par ordre du roi je suis en effet nommé lieutenant de vaisseau en janvier 1679. Pendant un certain temps, je vous l’avoue, je me suis bien ennuyé. Heureusement je pouvais naviguer pour le commerce. Après avoir été prêté à des marchands de Lille, j’embarque début juin 1681 sur la Vipère, l’une des trois frégates armées par Jean Omaer pour aller à la chasse aux Barbaresques. Ces derniers, principalement des pirates des ports de Salé et de Rabat, écument alors la Méditerranée. Après quelques prises, ces têtes de Turcs nous étaient payées trois cents livres s’ils étaient aptes à la galère, je retourne à Dunkerque. L’année suivante fut terrible pour moi car dominée par les deuils. Ce fut d’abord le décès de ma mère, ensuite de l’une de mes fillettes, puis de mon épouse Nicole. La chasse aux lapins dans les dunes ne faisait pas passer ma mélancolie. La déclaration de guerre contre l’Espagne me fera oublier tout cela. En fait, cette guerre n’a duré que trois ans. Sous le commandement du marquis d’Amblimont, ma plus belle prise a été un navire marchand transportant des hommes de troupe espagnols que j’ai amené à Brest. Sur le Modéré, mené par d’Amblimont, nous avons aussi arraisonné deux autres navires du roi d’Espagne. Ce dernier, Charles II, n’ayant pas réussi à entraîner d’autres puissances dans ce conflit, signe la trêve juste après celle de Ratisbonne. A la mi-août 1686, je suis nommé capitaine de frégate légère. Une promotion que je dois aux recommandations de Vauban auprès du Secrétaire d’État à la Marine, le marquis de Seignelay, le bien nommé, fils aîné de Colbert.
Gravure du XVIII siècle représentant le port de Dunkerque vu depuis la mer. Ardent défenseur de la caprerie, Sébastien Leprestre, marquis de Vauban, restera ami avec Jean Bart et surtout l’aidera beaucoup dans l’avancement de sa carrière.Photo @ DR
Voilesetvoiliers.com : Dunkerque a bien changé à l’époque ?
J.B. : Le génie de Vauban a agi. La construction des passes Est et Ouest obligeant d’éventuels assaillants à présenter leurs flancs à la canonnade, ce dernier a déclaré qu’il n’y aura que malheur et perte à souffrir pour les ennemis qui voudront y mettre le nez. De plus, au port et à l’arsenal du Bassin du Roi, l’activité est intense dans les chantiers de construction. Depuis Dunkerque, le royaume peut surveiller les mouvements des flottes d’Angleterre et de Hollande. Un service d’alerte le long de la côte est créé. Au Gris-Nez, au Blanc-Nez et depuis la tour Saint-Éloi par exemple. Commence alors en 1688 la guerre de la Ligue d’Augsbourg, ou la guerre de Neuf Ans si vous préférez.
Voilesetvoiliers.com : Vous voilà donc à nouveau dans l’action !
J.B. : Je demande la Railleuse en premier lieu, on me donne cette petite frégate de vingt-quatre canons. Mon frère Gaspard est mon second lieutenant. Les missions ne manquent pas et mes succès sont nombreux. C’est à ce moment-là qu’est advenue ma plus triste aventure le 22 mai 1689. Accompagnant une flotte de vingt navires marchands en direction de Brest, de conserve avec la Railleuse commandée par le Marseillais Claude de Forbin alors que je menais Les Jeux, nous nous sommes retrouvés face à deux bâtiments anglais à hauteur de l’île de Wight. Ils ont une cinquantaine de canons chacun. La lutte est inégale et nos deux frégates sont rasées après deux heures de combat. Dans ces fracas, aucun officier anglais n’est resté valide. Qui plus est, grâce à notre témérité, les navires marchands ont réussi à se sauver. Blessés, Forbin et moi sommes embarqués sur le Nonsuch et amenés à Plymouth.
Voilesetvoiliers.com : On vous laisse la vie sauve donc ?
J.B. : Nous sommes officiers. En arrivant, le gouverneur nous invite à sa table. L’affront était que nous étions en haillons. Nous sommes menés ensuite dans une taverne où on nous enferme. Forbin, l’enseigne de vaisseau de Vaux-Mimars, un bon gros garçon ayant un bras paralysé, et moi. Deux mousses sont mis à notre disposition ainsi qu’un chirurgien qui soigne nos plaies.
Gravure de Yves-Marie Le Gouaz (1742-1816) représentant l’évasion de Jean Bart et Forbin.Photo @ DR
Voilesetvoiliers.com : Votre libération est négociée ?
J.B. : Que nenni morbleu ! Par un des plus curieux hasards, un de mes parents, maître de barque d’Ostende, espagnol donc, fait relâche à Plymouth. Comme il n’éveille pas les soupçons, il réussit à converser avec moi et surtout à me fournir une lime. Ayant soudoyé les deux mousses, ces derniers ont l’opportunité de voler une yole alors que leur patron est ivre mort. En pleine nuit, les barreaux de notre fenêtre sciés, Forbin, le chirurgien et moi descendons dans la rue à l’aide de draps. Vaux-Mimars, trop gros et handicapé ne pouvant nous accompagner, nous sommes montés à bord du petit canot norvégien que l’Ostendais avait auparavant approvisionné de nourritures, d’un compas, d’une boussole, d’une carte marine et de deux avirons bien sûr. Après onze jours de captivité, nous étions enfin libres. Le brouillard nous a bien aidé au début et après soixante-quatre lieues sans nous reposer un instant, nous avons accosté aux environs de Saint-Malo en moins de deux journées.
Voilesetvoiliers.com : Vous rentrez en héros ?
J.B. : En fait, notre libération était en cours de négociation sur l’ordre du roi. De mon côté, je pensais que notre équipée avait été un échec et je retournais donc sur le champ à Dunkerque, la tête basse. Mais l’accueil y fut des plus chaleureux. Forbin, lui, était allé directement voir Seignelay et sera reçu par le roi. Nous avons quelques jours plus tard été nommés capitaines de vaisseau. Cela vous dirait une bonne bière fraîche ? J’ai la pépie.
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