Cheminées Poujoulat, 60 IMOCA
2011 sur plan Kouyoumdjian, étonne, innove – bouchain, flancs verticaux,
brion en «queue de castor». L’occasion de revenir sur les dernières
évolutions de l’architecture navale.
Lancé
en 2011 pour Bernard Stamm et le Vendée Globe 2012, Cheminées Poujoulat
rassemble bien des idées de son architecte, Juan Kouyoumdjian :
bouchain très bas et pas vraiment évolutif, flancs verticaux, brion en
«queue de castor». (Cliquez sur les plans pour les agrandir).Photo @ François Chevalier
Mât
centré avec quête arrière, immenses dérives très proches de la quille,
GV à corne, quatre ancrages pour les voiles d’avant : agressif, le 60
pieds IMOCA de Stamm !Photo @ François Chevalier Les
formes des coques des voiliers ont des origines très diverses. Elles
sont dérivées le plus souvent des conditions de navigation (mer courte
ou longue houle, plan d’eau peu profond ou grand large, marnage
important ou non…), de leur utilisation et des techniques de
construction locales.
Entre 1860 et 1890, les «plats à barbe» américains, bateaux larges et
plats, souvent dériveurs, issus des bateaux de pêche de la côte Ouest,
s’opposent aux «planches sur la tranche» britanniques, voiliers étroits,
très lestés, taxés à leur largeur. Leurs affrontement successifs
donnera finalement naissance aux voiliers dits «de compromis», le plus
souvent en forme de «V» ouvert. La formule s’est imposée, notamment lors
des trois éditions de la Coupe de l’America disputées entre 1885 et
1887.
La révolution de 1891 (
voir le troisième article de cette série, «Pilgrim et Jubilee, les ancêtres des Wally», ici)
crée une génération de carènes à surface mouillée réduite, c’est à dire
la plus ronde possible. Mais, dès 1903, elle est condamnée aux
États-Unis par la création de la Jauge Universelle, très conservatrice,
et plus encore par la Jauge Internationale votée en 1906. En France, la
Jauge de 1902 pénalisait déjà toute tentative de forme extrême.
Les jauges d’après-guerre, RORC et IOR, taxent surtout la stabilité, et
donc finalement interdisent tout progrès radical : aucune chance,
alors, de revenir au «plat à barbe» ou à la quille à bulbe, par exemple.
Il faudra attendre les grandes courses en solitaire, dénuées de règle
de jauge, pour que les formes s’affranchissent de soixante ans de
restrictions. La Transat anglaise (1960), la Transpacifique (1969), la
Mini-Transat (1977), la Route du Rhum (1978), le Boc Challenge (1982)
puis le Vendée Globe (1989), vont être le creuset du renouveau de
l’architecture navale.
Parallèlement, le développement des multicoques de course va générer
des progrès déterminants grâce à l’évolution de la mise en œuvre de
nouveaux matériaux dont les monocoques bénéficieront ensuite.
Le 60 pieds IMOCA
Cheminées Poujoulat (*),
conçu par Juan Kouyoumdjian pour Bernard Stamm et le Vendée Globe 2012,
est une belle illustration des dernières tendances en matière
architecturale
(**). Son bouchain n’est plus
du type évolutif, mais descend près de la flottaison et se termine à
l’étrave, ses flancs sont verticaux – il y a une «boîte» au-dessus de
l’eau, et une carène en dessous !
Par ailleurs, comme l’explique Juan K dans le numéro de novembre de
Voiles & Voiliers,
la coque présente une nette inflexion sur l’arrière. Le creux qui en
résulte favorise l’allongement de la vague qui définit la vitesse du
voilier, créant artificiellement une longueur de flottaison plus grande
que sur la configuration habituelle. De ce fait, le tableau arrière se
trouve enfoncé à l’arrêt. Avec la vitesse, le voilier creuse la mer
comme un bateau à moteur. Cette forme de coque existe déjà sur les
derniers catamarans de la Formule 18. Fort de l’expérience de
Hugo Boss (ex-
Pindar),
son précédent 60 pieds, Kouyoumdjian a limité la largeur à 5,97 mètres,
ce qui le place encore dans les plus larges, donc parmi ceux qui ont le
plus de raideur.
La
carène de Cheminées Poujoulat présente une inflexion vers l’arrière.
Celle-ci permet, avec la vitesse, d’augmenter artificiellement la
longueur de flottaison – il faut en effet se souvenir que celle-ci ne
s’arrête pas forcément au droit du tabeau arrière, mais avec la vague
qui se forme derrière !
Pour
favoriser le départ au planning et diminuer le risque d'enfournement,
l’architecte a tronqué l’avant de la coque par un plan en biais (brion
«en queue de castor»), à partir de la flottaison jusqu’au quart du
bateau. A la gîte, cet aplat participe également à prolonger la
flottaison sur l’avant et forme un plan porteur, avec un bouchain sur
lequel l’avant du voilier prend appui.
Il est du coup d’autant plus dommage que ce 60 IMOCA n’ait pu prouver
le bien-fondé de ses choix lors de la Transat Jacques Vabre 2011, une
voie d’eau ayant obligé Bernard Stamm et Jeff Cuzon à abandonner le
bateau, avant que celui-ci soit remorqué, plein d’eau, vers les Açores
(*)…
PRB,
le plan Finot-Conq 1996 mené par Isabelle Autissier, est alors à la
pointe des 60 pieds Open, tout comme Géodis (Christophe Auguin) ou
Aquitaine-Innovations (Yves Parlier). Notez la forme en «V» ouvert, le
mât déjà très reculé, le bouge de pont assez prononcé et le petit rouf.
Le plan de voilure de PRB 1996 contraste fort avec celui de Poujoulat, en particulier pour la forme et la surface de la GV.
Remontons un peu le temps. En 1996, le 60 pieds Open
PRB d’Isabelle Autissier (comme
Géodis de Christophe Auguin ou
Aquitaine-Innovation d'Yves parlier) est à la pointe de ce qui se fait dans cette Classe.
Jean-Marie Finot et Pascal Conq sont alors des concepteurs
incontournables. Leur expérience autant que leur réussite les placent en
tête des architectes d’alors.
Sur
PRB 1996, les sections de la coque, avec des flancs en «V»
très ouverts montrent, une carène présentant une flottaison étroite, ce
qui induit une surface mouillée réduite. Les formes ont été étudiées
pour que lignes d’eau à la gîte soient proches de la symétrie axiale.
Deux petites dérives en avant du mât améliorent les performances au
près. Une quille pendulaire permet de réduire le poids du lest par
rapport aux voiliers équipés de ballasts latéraux, et les deux safrans
sont pourvus de skeg, pour renforcer leur attache en cas de choc avec un
objet flottant.
Il est intéressant de regarder en parallèle l’évolution des Class
America, bateaux que tout oppose aux 60’ IMOCA : ils ont suivi à peu
près les mêmes changements, passant de carènes en «V» ouvert à des
coques aux flancs verticaux.
Moro di Venezia (1992), Black Magic (1995), Emirates TNZ (2005) : en
treize ans, la forme des Class America a totalement changé ! De formes
en «V» ouvert (flottaison étroite), on est passé au cercle presque
parfait (moindre surface mouillée), puis aux flancs verticaux (meilleur
remontée au près).Un
Class America est un voilier «à déplacement» (24 tonnes), dont le lest
représente 80 % du poids. Comme tout navire à déplacement, sa vitesse
est limitée par la longueur de la vague qu’il crée, soit 9,9 nœuds pour
cette longueur. Normalement, il atteint sa vitesse limite au près par 12
nœuds de vent, à un dixième de nœud près, et aura une vitesse constante
jusqu’à 25 nœuds de vent.
Il
Moro di Venezia (1992), Black Magic (1995), Emirates TNZ (2005) : en
treize ans, la voilure des Class America a aussi bien évolué ! La GV,
notamment, prend du rond de chute, puis se dote d’une corne, l’idée
étant de gagner en surface et de se rapprocher de la forme d’une aile.Photo @ François Chevalier
En
revanche, le Class America possède des capacités étonnantes pour
remonter le vent. Entre 4 et 7 nœuds de vent réel, sa vitesse est
supérieure de deux points par rapport au vent. Par 8 nœuds de vent, son
angle de remontée au vent est de 41°, et sa vitesse est déjà supérieure à
9 nœuds. Il atteint son meilleur angle, 28°, par environ 16 nœuds de
vent, avec, comme on l’a vu, une vitesse stabilisée à 9,9 nœuds. Au-delà
de 16 nœuds, il abat progressivement jusqu’à 32° par 25 nœuds de vent.
Par comparaison, un voilier de régate performant de 40 pieds aura une
vitesse au près plus progressive qu’un ACC, jusqu’à 20 nœuds de vent,
mais son cap augmente de 45 à 40° entre 8 et 16 nœuds de vent. Cette
particularité explique la priorité donnée aux éléments favorisants la
remonté au vent sur un ACC. A quoi servirait-il de gagner un demi-nœud
de vitesse si le voilier perd un ou deux degrés au près ? Le Class
America est avant tout un voilier de match-racing : au près, il s’agit
de croiser devant l’adversaire et de le couvrir en pointant le mieux
possible vers la bouée au vent. Or, pour remonter au vent, il faut de la
stabilité et un plan antidérive efficace.
En ce qui concerne la stabilité initiale, le Class America est bien
servi. Quelle que soit la forme de sa section au maître-bau, le lest de
19 tonnes à 4,10 mètres sous l’eau est tellement efficace que si les 17
membres d’équipage s’alignent sur un bord du voilier, le mât reste
pratiquement vertical. Rien à voir avec les libellules à échelles du lac
de Genève, les 60 pieds Open ou les 70 pieds de la Volvo.
Par 12 nœuds de vent, le Class America qui gîte le moins, avec la même
voilure, recevra plus de vent dans ses voiles et pourra pointer plus
près du vent que celui qui est plus couché. Si sa carène présente des
formes rondes sous l’eau, en prenant de l’inclinaison, son centre de
flottaison ne variera pas beaucoup. Par contre, s’il a une carène en «U»
prononcé, comme par exemple
Oracle (USA-76) ou
Emirates-Team New Zealand (NZL-92), son centre de flottaison se déplace très rapidement sous le vent et crée un moment de redressement important.
Il
Moro di Venezia (1992), Black Magic (1995), Emirates TNZ (2005) : en
treize ans, trois carènes radicales pour leur époque – et radicalement
différentes !
Alors qu’en 1992,
Il Moro di Venezia (ITA-25) présentait des flancs en «V» ouvert, avec des fonds assez plats, la génération suivante,
Black Magic
(NZL-32), avait des sections proches du cercle parfait, en vue d’un
meilleur passage dans l’eau et une réduction de la surface mouillée.
Au cours de la dernière Coupe des Class America, en 2007 à Valence, on a
assisté à un concours de flancs verticaux, au point que l’appellation
«boîte à chaussure» est apparue. En fait, cette forme privilégie la
raideur, principal facteur de vitesse et de cap, comme on le voit bien
sur
Emirates-TNZ (NZL-92).
L’histoire du progrès est un éternel recommencement. A force
d’améliorer un des éléments de vitesse, on délaisse les autres et le
concurrent suivant arrive avec une option différente qui s’avère
remettre certains points en question. La dernière Transat 6,50, avec la
victoire de
TeamWork Evolution de David Raison, vient de nous démontrer que le progrès peut prendre bien des formes !
(*) Cheminées
Poujoulat, mené par Bernard Stamm et Jeff Cuzon, a été contraint à
l'abandon lors de la dernière Transat Jacques Vabre, à la suite d'une
importante voie d'eau sur l'avant. Les deux skippers ont d'abord été
hélitreuillés, puis le 60 IMOCA a pu être – difficilement – remorqué
jusqu'aux Açores. On sait, depuis sa mise au sec, que cette voie d'eau a
bien été provoquée par un choc avec un «ofni».
(**) Vous pouvez lire notre article
complet, consacré à Cheminées Poujoulat, dans le numéro 489 de Voiles et
Voiliers (novembre 2011), accompagné de l’interview de son architecte,
Juan Kouyoumdjian.
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>> Cheminées Poujoulat
60’ IMOCA
Architecte : Juan Kouyoumdjian - Chantier : Décision SA, Suisse – Lancement : septembre 2011
Longueur : 18,28 m - Flottaison : 18,28 m - Bau : 5,97 m
Tirant d’eau : 4,50 m
Déplacement : 8 t
Voilure au près : 300 m2
>> PRB
60‘ IMOCA
Architectes : Finot-Conq - Chantier : Marc Pinta, La Rochelle - Lancement : septembre 1996
Longueur : 18,28 m - Flottaison : 17,75 m - Bau : 5,70 m
Tirant d’eau : 4,18 m
Déplacement : 9,5 t
Voilure au près : 270 m2
>> Il Moro di Venezia V
Class America, ITA-25
Architecte : German Frers - Constructeur : Tencara, Italie - Lancement : décembre 1991 à San Diego.
Longueur : 22,90 m - Flottaison : 18,10 m - Bau : 5,50 m
Tirant d’eau : 4 m
Déplacement : 24,5 t
Voilure au près : 326,60 m2
Spi : 425 m2
>> Black Magic
Class America NZL-32
Architectes : Peterson-Davidson - Constructeur : McMullen & Wingyard, NZ - Lancement : septembre 1993.
Longueur : 24,24 m - Flottaison : 18,04 m - Bau : 4,05 m
Tirant d’eau : 4 m
Déplacement : 24,7 t
Voilure au près : 330 m2
Spi : 425 m2
>> Emirates Team New Zealand
Class America NZL-92
Architectes : Claughton-Botin-Oliver - Constructeur : Cookson’s Boatyard, NZ - Lancement : juin 2006
Longueur : 23,80 m - Flottaison : 18,90 m – Bau : 3,35 m
Tirant d’eau : 4,10 m
Poids : 24 t
Lest : 19 t
Voilure au près : 340 m2
F.Ch.