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Henry Rannou et ses bateaux en bouteille



Henry Rannou met des bateaux en bouteille depuis l’âge de quinze ans. Coauteur du livre « Apprendre le modélisme naval », récemment paru aux éditions Le Chasse-Marée/ArMen, il évoque sa passion pour cet art traditionnel méconnu et délicat, qui fait de lui l’héritier d’une activité jadis prisée par les cap-horniers ou les gardiens de phare; n’eût il pas la chance d’avoir pour mentor l’ancien matelot Victor Batard? Conteur d’histoires en bouteille, il sait aussi inventer de belles, mais délirantes pages sur l’ethnologie maritime.



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Henry Rannou n’est pas de ces artisans qui cachent jalousement leurs trucs et combines de métier. Son tempérament extraverti l’incline plutôt au partage et il ne rechigne jamais à faire montre de son art de mettre les bateaux en bouteille, comme ici lors de la dernière Fête du chant de marin de Paimpol.


La cave d’Henry Rannou, tout le monde ne la visite pas. Mais la réserve qu’il aime faire découvrir, sous le toit de sa maison, ne contient que des bouteilles vides! Avec sa barbe poivre et sel en bataille, son regard mutin derrière les lunettes rondes, Henry – Riton, pour les intimes – ne passe pas inaperçu. La vareuse ou le tricot marin font partie du personnage, qui s’annonce de loin par son verbe gouailleur, une voix de stentor ou un rire tonitruant … Entre les bouteilles et Henry, c’est une longue histoire d’eau de mer (et de whisky, un peu aussi), une histoire d’amour, de bateaux et de rêve. « La bouteille est un moyen d’expression pour moi, comme pour d’autres la peinture ou la sculpture. C’est une alchimie entre l’humour et le sérieux. Mettre un paysage en bouteille, c’est surréaliste, non? » Car tout ici est paradoxe. Ainsi d’emprisonner dans une bouteille – espace clos quasi parfait- ce qui pour beaucoup est symbole de liberté: un bateau sur l’eau. Et quand la bouteille offre une factice sensation d’évasion à certains, c’est au contraire le lieu de toutes les contraintes pour Henry, à commencer par le travail dans l’extrêmement petit. Henry n’est pas né au milieu des bateaux, ni des bouteilles. Fils d’une institutrice et d’un cheminot, il passe toutes ses vacances en Bretagne, au bord de la mer. Petit, il découvre les voiles brunes des canots à misaine, la cotriade, et son père lui apprend les phares.



Chez des amis de ses parents, il s’enthousiasme devant des maquettes navigantes de thoniers et des bateaux en bouteille. Il n’a que cinq ans, mais il trouve déjà le spectacle fascinant. L’histoire ne commence pourtant que dix ans plus tard. Il a à peine quinze ans quand il découvre un jour dans une revue des Eclaireurs de France un article intitulé Activité pour un jour de pluie.’ Mettre un bateau en bouteille. « Eh bien! Il aurait fallu qu’il pleuve longtemps! » s’exclame-t-il aujourd’hui dans un grand éclat de rire.



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Le Bateau-compas. Suspendu par un fil au bouchon, ce modèle pivote au-dessus d’une rose des vents et indique toujours le Nord grâce à une aiguille aimantée collée sous son bout-dehors.



Du défi et un peu d’orgueil




A l’époque, les bateaux en bouteille ne courent pas les boutiques de souvenirs -les spécimens réussis sont toujours très rares. « Personne autour de moi n’était foutu de me dire quoi que ce soit sur les bateaux en bouteille », confie Henry. Ce truc m’intriguait. Mais quand on débute, c’est d’une difficulté incroyable. Il y avait un certain défi à réussir quelque chose dont la plupart des gens n’avaient pas la moindre idée du début du comment. Du défi, et un peu d’orgueil peut-être aussi. » Il s’applique pourtant, s’entête, s’obstine, et bientôt, son premier bateau est embouteillé dans un litre: c’est le Sphinx, un paquebot à roues, à voiles et vapeur, qu’il a recréé à partir d’un dessin retrouvé dans le Larousse. La technique est bien sûr encore imparfaite et incomplète. Il va tâtonner pendant quatre ans et se faire la main sur une quinzaine de bateaux: « Quand ça ne me plaisait pas, je renvoyais un coup de crochet et j’arrachais tout! » Un jour, une cousine lui passe commande pour faire un cadeau. L’argent de cette première vente lui permet d’acheter son premier livre de marine, « un bouquin du commandant Lacroix » – une œuvre devenue quasiment indispensable pour se documenter avant chaque réalisation.



Et puis vient le grand jour. « En 1969, j’ai sorti mon premier trois-mâts barque. Alors là, j’étais content de moi, un voilier presque entièrement gréé carré. » A la fac de Rennes, où il étudie l’anglais, il en réalise quelques-uns pour se faire de l’argent de poche. A dix-neuf ans, sur les quais du port de Lesconil, il met en bouteille devant les flâneurs, à l’arrivée des chalutiers. En 1971, on lui propose de présenter quelques bateaux pour compléter une exposition de marines à la ferme de Gauguin, au Pouldu. Trois ans plus tard, le musée de la Pêche de Concarneau lui passe commande d’une vingtaine de pièces uniques. Et en 1979, des amis artistes peintres, qui lui avaient acheté quelques bateaux, le poussent à exposer. Pour sa première exposition personnelle, il présente une vingtaine de bouteilles et quelques dioramas dans une galerie de Quimperlé. Il constate avec surprise que les bateaux se vendent comme des petits pains, et ce succès l’encourage à poursuivre. « A partir de là, j’ai eu des commandes: les gens me demandaient de représenter des scènes qu’ils avaient vécues, ou bien voulaient faire mettre en bouteille leur bateau. » En 1985 et 1987, une cinquantaine de voiliers sont à nouveau exposés à la galerie GIoux de Concarneau et lui donnent l’opportunité de se faire connaître auprès d’un public de connaisseurs. Le voilà lancé.



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En hommage à Victor Batard, qui lui enseigna quelques-uns de ses tours de main, Henry Rannou a mis en bouteille le Tarapaca, à bord duquel le modéliste cap-hornier avait effectué son premier embarquement.



Rencontre avec un ancien cap-hornier




Entre-temps, en 1982, Henry a fait la connaissance de Victor Batard, ancien cap-hornier et artiste au long cours (CM 140). Ce dernier lui a confié, outre ses souvenirs salés, quelques tours de main qui l’ont aidé à gagner du temps, à améliorer son travail, tant il est vrai que rien ne remplace l’expérience des anciens. Et Victor n’en manquait pas. « Modéliste naval hors pair, artiste complet, Victor était heureux de rencontrer un jeune partageant son enthousiasme, désireux de perpétuer la tradition des bateaux en bouteille. » L’ancien cap-hornier lui a offert la maquette du trois-mâts carré Alice. Puis Henry a mis en bouteille deux Tarapaca, un quatre-mâts cher au cœur de Victor, puisque, embarqué comme mousse, c’est à son bord qu’il avait bravé son premier cap Horn, à l’âge de treize ans. Mais le vieux marin n’a jamais vu les modèles, ayant déjà filé son ancre par le bout. ..



Henry, dont la mer n’est pas le métier et qui ne compte aucun marin dans sa famille, s’est pourtant retrouvé l’héritier d’un passe-temps de cap-hornier. Et quand il navigue entre copains sur des bateaux traditionnels, au gré de ses amitiés associatives, il n’a qu’une hâte: « Rentrer à terre pour raconter cette histoire en bouteille. Mon large à moi, c’est l’Irlande, l’Ecosse; affronter les tempêtes, doubler le cap Horn, ce n’est pas mon truc! » Le modélisme naval l’a amené à se constituer une belle bibliothèque maritime, idéale pour parfaire son érudition. La collection complète du Chasse-Marée, les cartes postales à thème maritime, anciennes ou récentes, notamment celles qui évoquent des faits divers, comme les naufrages – j’ai fait le Titanic’ -, les scènes qu’il a lui-même vécues, tout cela l’inspire. « J’ai embarqué sur un cotre de Pichavant, participé régulièrement aux « Vieilles coques » de Concarneau et, bien sûr, j’ai pris quelques photos qui ont donné lieu à la mise en bouteille de scènes de régates. J’ai acquis la réputation, auprès des copains, d’imagier en bouteille, de chroniqueur maritime à ma façon. » Tous les sujets l’intéressent, par tous les temps, à toutes les époques. « Je suis chauvin, très partisan des gréements traditionnels. Ils sont d’une telle beauté, et on en a été privé si longtemps, condamné à les voir disparaître les uns après les autres, tous dépecés. J’aime mettre en scène des caboteurs, des bateaux de pêche, des grands voiliers. » Parmi ses fameuses réussites, on citera l’histoire de Moby Dick racontée en quatre bouteilles-épisodes, une scène de pêche avec des baleiniers américains, la prise du Kent par la Confiance de Surcouf, le cinq-mâts France. Quant à l’arrivée du Sedov sous voiles, durant le rassemblement de Douarnenez 88, elle a nécessité une gigantesque bouteille de douze litres, contenant aussi la bisquine de Cancale et quelques autres protagonistes de la fête!



« On me demande parfois de créer des scènes à partir de photos. Je le fais pour les amis, mais je n’aime pas me répéter, j’ai horreur de la monotonie. Bien sûr, on dira toujours qu’un trois-mâts barque ressemble à un autre trois-mâts barque. Mais si j’en mets trois en bouteille, ils seront tous différents, reconnaissables à leurs listons, avec une dunette plus ou moins longue. Dans la mise en scène, l’un prendra son pilote, un autre régatera avec un vapeur, le dernier larguera sa remorque … Réaliser ne veut pas dire reproduire. Je tiens à ce que chaque bouteille garde mon style, je suis un défenseur de la pièce unique et j’aime les bouteilles où il se passe quelque chose. »



C’est la bouteille qui décide




Cet art du détail commence par le choix de la bouteille, car c’est d’elle que tout dépend … quand ce n’est pas sa forme ou sa taille qui décident du sujet. Si Henry aime bien fréquenter les bars, c’est avec un œil de professionnel, et s’il ne décline jamais un bon whisky au comptoir, c’est avec l’espoir d’emporter la bouteille une fois vide! Ses principaux fournisseurs sont, en effet, les patrons de bar ou de discothèque, ceux qui manient les grands formats. Pour les scènes, il a besoin de bouteilles imposantes, bouteilles-fontaines de whisky, de vodka, avec une nette préférence pour celles de trois litres, pourvu que le verre soit parfaitement transparent. Les magnums carrés de Grants, de Teacher’s ou de Famous Grouse ont, parait-il, un profil quasi idéal! « A l’inverse de certains modélistes navals, je ne me fais pas fabriquer de bouteilles spéciales. L’art des bateaux en bouteille est traditionnel. Il se réfère au passe-temps des long-courriers et des gardiens de phare – dans les années vingt – qui utilisaient les matériaux qu’ils avaient sous la main. »



Pour prolonger cette histoire, Henry entend bien conserver les gestes traditionnels, notamment dans la technique mise en œuvre. « A partir d’un principe de base, qui est de concevoir une mâture rabattable sur la coque de telle façon qu’on puisse la redresser avec des fils, il y a « x » techniques différentes. Chacun travaille à sa manière, que ce soit pour le gréement, l’agencement de la mâture, la mer. ..  » Pour la coque, Henry utilise généralement du peuplier, plutôt que des bois précieux, comme certains: « Un trois mâts barque tel le Belem n’était pas construit en bois de santal, les quatre mâts de chez Bordes avaient une coque en acier et les morutiers n’étaient pas bordés en acajou! J’essaie de respecter la réalité extérieure. »



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l’art et la manière d’introduire une goélette par le goulot d’une bouteille et de la faire éclore à l’intérieur.



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deux dioramas en miniature, le chantier Hily du Pouldu, en rade de Brest, et le quai des matelots.



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deux doris des bancs de Terre-Neuve, avec tout leur armement.



Aiguilles de seringue et brochettes en bambou




Le premier instant de bonheur du modéliste, avant les longues heures de travail à venir, c’est de découvrir un document intéressant et de commencer à vivre et à imaginer la scène à reproduire. Après avoir réalisé plusieurs ébauches et croquis du sujet retenu, Henry détermine la hauteur maximale des futurs mâts. Pour cela, il mesure l’intérieur de la bouteille avec une baguette, qu’il taille jusqu’à ce que, « coincée debout », elle atteigne exactement le diamètre du récipient. Entièrement construit à l’extérieur de la bouteille, le bateau est conçu en fonction de l’étroitesse du goulot. Il s’agit là d’un travail de maquettiste naval, mais en miniature, l’échelle de la réalisation autorisant un moindre souci du détail.



La découpe de la coque se fait à la scie à ruban, les finitions au cutter; les pièces du pont sont posées à la colle à bois; la coque est peinte à la gouache, puis passée – au doigt – à la colle cellulosique diluée – pour que les fils viennent plus tard s’y coller. La mâture est réalisée en bambou à … brochettes ou en cure-dent! Ces mâts miniatures sont percés avec une micro perceuse, montée avec des aiguilles de seringue (achetées en pharmacie). La mâture est préencollée sur une petite tige de fil de laiton pliée en boucle, servant d’articulation et qui vient s’encastrer dans deux trous percés sur le pont. Les vergues, cornes et bômes sont fixées sur les mâts par des estropes passant dans de petits trous. Les haubans, en fil à coudre normal, sont, soit passés à travers des trous percés dans la coque, soit collés sur les bords; le fil à gant est utilisé pour les bras de vergue. Le bout-dehors est également percé et les cordages qui feront office d’étai de foc ou de drisse de foc sortiront par le goulot de la bouteille via ce bout dehors. Les voiles, taillées dans de la soie peinte à l’acrylique diluée, ou dans du vieux papier jauni, sont ensuite collées. La mâture est enfin rabattue sur le pont et les voiles roulées autour de la coque; si le bateau est gréé carré, les vergues sont orientées parallèlement aux mâts. Tout est alors prêt pour le « lancement ». C’est l’étape la plus délicate de l’opération, après la mise en bouteille proprement dite: le redressement des mâts et des voiles à l’intérieur, qui s’obtient en tirant, avec une infinie délicatesse, sur les étais qui traversent le bout-dehors.



A l’approche de l’instant fatidique, Henry prévient ses amis que, mettant en bouteille tel jour, il ne répondra pas au téléphone. « J’ai besoin d’être seul, tranquille, au calme, avec mes outils d’un côté, mes matériaux de l’autre. C’est l’heure de vérité: ou ça passe, ou ça casse. Le deuxième bonheur de cette activité, c’est quand tout est en place et qu’il ne manque rien. C’est l’aboutissement et la fin de la quête. »



Bouteille en bouteille




Aujourd’hui, si la bouteille reste toujours son moyen d’expression privilégié, Henry Rannou s’évade vers des sujets buissonniers, qui s’éloignent de l’art matelot: on trouve, sur ses étagères, un fest-noz avec danseurs et chanteurs, une scène dans un pub irlandais, avec consommateurs et musiciens … ou, dans une bouteille, un autoportrait de l’artiste mettant en bouteille le Corentin!



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Henry organise des stages d’initiation pour faire découvrir son activité dans le cadre de l’association des Amis des métiers d’art de Nevez (AMAN). Il sait aussi, soudain, baisser la voix pour parler des jeunes qu’il accompagne sur leur difficile chemin, dans une société qui sourit rarement aux enfants différents: avec eux aussi, Henry Rannou met des bateaux en bouteille à l’IME de Quimperlé … Quand il n’apprend pas le chinois ou le gaélique, il se détend en jouant de l’accordéon ou du concertina, instrument dont il a appris l’usage lors de ses nombreux séjours en Irlande, pays cher à son cœur. A bord d’un bateau, il chante et compose des récits d’aventures maritimes, où la relation détaillée de la manœuvre côtoie des descriptions humoristiques et plutôt relevées des larrons qui composent l’équipage du jour. A terre, il se recueille régulièrement devant les andouillettes au chouchen (hydromel) de son amie aubergiste à Baye, le petit village finistérien où il habite, à quelques encablures de la mer. Dans sa maison, où trône une figure de proue grandeur nature sculptée par lui-même, et que d’innombrables maquettes, tableaux, objets, livres et bateaux en bouteille transforment en un agréable capharnaüm marin, Henry travaille en écoutant des airs d’opéra. Il sculpte aussi l’os, « un matériau formidable qui se découpe très facilement à la scie à métaux, se ponce bien et se perce à la fraiseuse de dentiste ». Il en tire de très jolies sculptures de cachalots ou de dauphins, montées en broche ou sur des supports en bois. Et pour vraiment se détendre, Henry et quelques fidèles amis s’entraînent parfois au lancer de harpon sur nains de jardin, quand ils n’inventent pas d’incroyables et délirantes histoires, telle cette épopée mythique des « navires chouchenniers », fleurons méconnus du patrimoine maritime!



Les bouteilles sont toujours sur la table, mais, cette fois, c’est pour aider l’amitié à trouver le chemin de toutes les complicités…


Nathalie Couilloud

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