La superstition des marins est-elle une légende ?


Dans le monde des marins, il est des superstitions qui résistent contre vents et marées. Alors que le progrès technique et le développement des moyens de communication ont considérablement amélioré la sécurité en mer, certaines croyances ont toujours le vent en poupe.

Le commun des mortels emploie le mot "lapin" ? Pas les skippers. "On dit la bête aux grandes oreilles", explique Jean Le Cam, qui sera au départ du prochain Vendée Globe, le 10 novembre 2012, avec un monocoque aux couleurs de Synerciel. Le Breton n'emploie jamais le nom du mammifère lagomorphe, aussi bien en mer que sur la terre ferme. "C'est assez mal vu d'utiliser ce mot ou d'avoir une image le représentant au sein des équipages français ", nous apprend Franck Cammas, qui participe actuellement à la Volvo Ocean Race, une course à la voile autour du monde en équipage et par étapes, avec son maxi-trimaran Groupama. "Quand quelqu'un prononce le mot 'lapin' à côté de moi lorsque je suis en mer, ça m'énerve, mais je n'enchaîne pas, parce que après on en parle trop..."

LE MOT "LAPIN" TABOU

Pourquoi un animal à l'apparence aussi inoffensive terrorise-t-il à ce point les peuples de la mer ? Il faut revenir quelques siècles en arrière pour en trouver l'explication. Lorsque les matelots partaient pour de longues traversées, ils embarquaient une quantité impressionnante de vivres. Des salaisons, des légumes secs, mais aussi des animaux vivants qu'ils mangeaient au fur et à mesure du voyage : des volailles, des porcs et les fameux lapins. Le souci avec le petit rongeur, c'est que s'il n'avait pas assez de nourriture dans son clapier, il allait se servir lui-même sur le bateau. Il commençait par grignoter sa cage en osier, puis s'aventurait pour se régaler de tout le chanvre qu'il trouvait à portée de dents. Ce chanvre servait à fabriquer les cordages avec lesquels les interstices entre les planches de la coque étaient colmatés ou les mats arrimés. Cette réserve décimée par les rongeurs aboutissait parfois à des naufrages, puisque cela occasionnait l'ouverture de voies d'eau et des démâtages.

Il est une autre croyance qui résiste à l'évolution des mœurs : la présence d'une femme à bord, qui a longtemps été considérée comme portant malheur. Pour comprendre l'origine de cette superstition, il faut également revenir plusieurs siècles en arrière, lorsque les équipages étaient uniquement composés d'hommes. Une longue traversée étant synonyme de privations et de frustrations sexuelles, une dame aurait pu susciter désir, querelles entre marins, voire tentative de viol pour l'infortunée. Afin d'éviter ces désagréments et pour que l'ordre règne en mer, il a été décrété que les femmes portaient malheur. De nos jours, si elles ne sont plus considérées comme des fléaux, elles ont toujours du mal à se faire une place à bord, car les croyances les concernant ont la vie dure.

MAUVAISE FORTUNE BON CŒUR

Sur le maxi-trimaran Banque Populaire V, Loïck Peyron a battu le record du Trophée Jules-Verne avec un équipage uniquement masculin, car la présence d'une femme aurait changé les rapports sur le bateau. "Pouvoir vivre à bord d'un bateau, pendant quinze jours, trois semaines ou un mois dans un petit espace, ça peut être plus compliqué pour un équipage mixte, en raison de la promiscuité", nous éclaire Armel Le Cléac'h (Banque Populaire). A l'instar de tous les concurrents qui participent à la Volvo, Franck Cammas ne fait équipe qu'avec des hommes, "parce que les femmes manquent de force physique. C'est comme si on demandait pourquoi il n'y a pas de femme en équipe de France de rugby ? C'est une évidence. On recherche des gabarits puissants".

Jeanne Grégoire, navigatrice sur le Figaro Banque populaire, a dû faire contre mauvaise fortune bon cœur et renoncer à la course en équipage lorsqu'elle a débuté dans le métier. "A mes débuts, je me suis dit que naviguer en solitaire, c'était le seul moyen pour moi de m'assurer une place à bord... ou alors il fallait faire de l'équipage féminin. Et cela n'a pas changé. Heureusement, j'ai rencontré des équipages masculins plus accueillants, mais il en existe très peu. Les raisons sont toujours les mêmes : le poids, à niveau égal un homme apporte forcément un avantage physique, la vie en promiscuité lors d'une course au large... Mais si vous demandez à tous les skippers connus si ça les embêterait d'embarquer une fille, ils vous diront que non... Mais le feront-ils ?" Ce ne sont pas non plus tous des vieux loups de mer. Jean Le Cam, par exemple, "ne partage pas cette superstition". Et le natif de Quimper de rappeler qu'il a "participé à la Transat AG2R avec Florence Artaud à une époque". C'était en 1996 et ils avaient terminé deuxièmes, derrière Alain Gautier et Jimmy Pahun.

CHAMPAGNE, VENDREDI ET TRISKAÏDÉKAPHOBIE

Quant à la sacro-sainte bouteille de champagne, tout est fait pour qu'elle se brise au bon moment afin d'éloigner le mauvais sort. "On scie un petit peu la bouteille pour qu'elle casse et nous préparons bien le parrain ou la marraine du bateau pour que la bouteille tape au bon endroit et explose du premier coup", reconnait Armel Le Cléac'h. Cette tradition est ancestrale. Dans l'Antiquité, une victime était sacrifiée et son sang était étalé sur la proue afin de s'attirer les bonnes grâces des divinités. Cela permettait d'éviter tempêtes, avaries et monstres marins. Le sang a ensuite été remplacé par du vin puis, plus récemment, par du champagne, boisson associée au bonheur et à la chance.

S'il n'y a plus grand risque de croiser un monstre, les marins continuent de baptiser leur embarcation de cette manière, ils refusent également de la mettre en mer le vendredi. "Même si je mets mon Figaro Banque populaire à l'eau pour la vingt millième fois cette année, je vais quand même me débrouiller pour que ce soit un jeudi et ne pas avoir de retard", avoue Jeanne Grégoire. Franck Cammas "évite aussi de mettre un bateau à l'eau un vendredi. Ça m'est déjà arrivé, mais si je peux choisir, je ne préfère pas". "On ne met jamais le bateau à l'eau un vendredi", affirme Jean Le Cam de façon catégorique, avant de reconnaître qu'il "ne connaît pas la raison exacte".

Cette superstition trouve son origine dans la religion. C'est un jour où de nombreuses calamités se sont produites : la crucifixion de Jésus Christ eut lieu un vendredi, le diable tenta Eve et Adam mangea le fruit défendu un vendredi, et ils furent expulsés du jardin d'Eden le sixième jour de la semaine…

Autre incongruité pour les marins : composer un équipage à treize. "Il y a souvent des courses à quatorze, mais treize nous préférons éviter", avance Armel Le Cléac'h. Ces superstitions semblent farfelues pour les terriens et pourtant… malheur à ceux qui ne les ont pas respectées : la White Star Line, la compagnie propriétaire du Titanic, n'inaugurait jamais ses bateaux, et la bouteille de champagne n'avait pas explosé contre la coque du Concordia le jour de son baptême.

Source LeMonde

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